La légitimité, contre les vents mauvais
Un vent mauvais s’est levé, dans toute l’Europe, contre les médias de service public.
Ce vent est tempétueux, puissant et il agite toute la société. Il interpelle sur des valeurs fondatrices, comme l’indépendance des médias, le respect de l’altérité ou l’ouverture au monde.
En clair, il fait vaciller des fondements démocratiques qui ont longtemps reposés sur l’idée, peut-être un peu paresseuse que tout était acquis.
Nos sociétés libérales contemporaines subissent des transformations rapides et profondes. Technologiques, environnementales, géopolitiques, culturelles, ces transformations s’enchevêtrent et additionnent leurs effets. Elles génèrent deux défis pour les sociétés. D’abord maintenir du lien social entre des individus qui sont moins réunis par des territoires et des institutions que par des ressentis, des facteurs identitaires ou une communauté numérique.
Sauvegarder ensuite les approches rationnelles qui ont besoin de temps long et de compromis face à des radicalités qui encouragent la violence.
La démocratie n’est jamais un état de fait acquis, pérenne, reconnu par tous, à l’abri des vents tempétueux. De même, elle n’est jamais un produit achevé, mais un ouvrage qui doit être sans cesse remis sur le métier. Autrement dit, faute de soins vigilants, une démocratie peut être faible, lacunaire, trahir ses principes, voire produire des régimes très autoritaires. L’histoire contemporaine en témoigne.
L’État est à la fois le produit et le garant de la démocratie. Et le débat public, documenté, est au cœur de l’ensemble des processus démocratiques.
L’information est ainsi une exigence cruciale, parce qu’il n’existe pas de libre arbitre sans les éclairages permettant au citoyen de décider en bonne connaissance de cause.
Les libertés des individus et les débats publics ont ainsi besoin d’une information accessible, vérifiée, documentée, qui serve la connaissance de l’histoire, des sciences, de la complexité du monde, des enjeux politiques, des événements, des faits et des chiffres. L’ignorance est l’antithèse de la démocratie.
La démocratie et l’information forment un couple indissociable
Aujourd’hui, leurs liens sont d’autant plus étroits que tous deux sont en danger. S’agissant de l’information, le contexte est tendu. Les médias, publics comme privés, subissent des crises à la fois culturelles et structurelles.
Sur le plan culturel, un nombre croissant de personnes considèrent que l’information n’est plus une prestation à valeur ajoutée mais un flux permanent d’émotions brutes et de nouvelles brèves qui doit être mis librement à leur disposition.
D’une manière plus structurelle, la digitalisation, les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle concurrencent les métiers de l’information, dévalorisent les médias traditionnels, détruisent leurs audiences et leurs modèles d’affaire
Jamais les manipulations de masse n’ont été aussi faciles et puissantes. Jamais la désinformation n’a été aussi redoutable. En clair, dans le bouillonnement des flux numériques et face à la fragilisation des repères, l’information est en train de devenir un pilier fondamental du 21ème siècle. Demain, le destin des démocraties dépendra de leur capacité à produire et faire circuler une information de qualité permettant des débats, denses, vifs, mais toujours éclairés.
Le « laboratoire suisse »
Et c’est dans ce contexte que l’on observe donc des remises en cause profondes des mandats du service public.
La Suisse a été, à sa manière, un laboratoire. Son système politique repose sur un solide fédéralisme mais aussi la démocratie directe, qui permet facilement à un groupe de citoyens, à un parti politique ou tout autre mouvement organisé, de contester une loi (référendum) ou d’en proposer une nouvelle (initiative). Il suffit pour cela de réunir quelques dizaines de milliers de signatures validées par la Chancellerie fédérale.
C’est ainsi qu’en 2018, la Suisse a voté pour ou contre le financement et donc l’existence de son service public audiovisuel, la SSR. Cette votation a finalement été largement gagnée par la SSR (71% de rejet de l’initiative), mais après une intense campagne, des dizaines de débats publics et des centaines d’articles enfiévrés.
Cinq ans plus tard, le débat reprend, avec cette fois une nouvelle initiative issue des mêmes cercles politiques que la première, qui visera, en 2026, à diviser par deux le budget de la SSR. Lorsque l’on n’arrive pas à vaincre sur le fond, on attaque les moyens financiers. Le mécanisme n’est pas nouveau.
Le modèle des 5 fronts, une analyse de légitimité
Ces campagnes, très engagées, ont permis d’observer les principaux arguments déployés contre l’audiovisuel public. Et, complétées par une analyse de la situation en Europe, menée avec les services permanents de l’EBU (le projet Compass), nous avons pu développer un modèle de base. Ce modèle permet d’analyser les fronts qui agissent de manière transversale contre les médias publics, de hiérarchiser les attaques et de préparer ainsi des contre-narratifs efficaces.
C’est ce modèle que nous proposons aux membres de l’EBU qui font face à des pressions politiques qui mettent en péril leur mandat et périmètres.
Nous avons ainsi défini une cartographie de base, qui se développe sur cinq grands fronts.
Le premier front est idéologique
On trouve ici pour l’essentiel des représentants des sensibilités politiques à droite de l’échiquier. Les critiques concernent les orientations politiques de nos rédactions (information, magazines et débats) qui sont jugées trop à gauche. Il y a aussi des attaques sur les programmes qui accorderaient trop d’importance aux thèmes « woke » (gender issue, inclusion, etc.) Même genre d’attaques pour ce qui concerne le réchauffement climatique et l’environnement. Il y a enfin également des attaques qui proviennent de milieux apparemment plus favorables, mais qui ont une vision conservatrice du service public qui devrait se concentrer sur les offres culturelles, éviter de se disperser sur des nouveaux formats, notamment digitaux.
A noter que les mises en cause sur l’orientation politique concernent surtout les rédactions de news. Les critiques ne sont pas que quantitatives. La manière de présenter les choses, la tonalité, sont aussi pointées.
Les thèmes environnement et inclusion sont plus centrés sur les magazines.
Le deuxième front est d’origine néo-libérale. Il prône la subsidiarité « privé-public »
Le principe est simple : le service public devrait s’arrêter (ou être stoppé) dès que le secteur privé peut délivrer, tout ou partie, la prestation. La conviction ici est que le service public représente une concurrence déloyale pour l’économie et le marché, car financée par une redevance obligatoire. Cette posture ne critique pas prioritairement le contenu des médias de service public mais leur modèle.
La critique est devenue plus aiguë avec le développement des offres en ligne du service public. C’est aussi dans ce bloc que l’on trouve les critiques concernant les offres commerciales du service public et principalement les performances éventuelles dans le domaine de la publicité.
Le troisième front, digital, s’inspire d’une société « à la carte »
Ce groupe est important. Il s’agit d’utilisateurs de médias intensifs, tous médias confondus (broadcast, médias sociaux, streaming, gaming etc.). Beaucoup de jeunes se situent dans ce groupe. La question n’est pas la critique contre les programmes du service public (parfois même au contraire !), ni contre les entreprises de service public en tant que telles. Mais ce groupe ne supporte pas de devoir payer de manière contrainte des contenus qu’il ne consomme pas intégralement. C’est au fond pour lui une question de principe.
Le front de « l’inefficience et du gaspillage »
Ici, on reproche au service public sa prétendue mauvaise gestion. La critique vient principalement des milieux néolibéraux. Les mouvements conservateurs et populistes considèrent, eux que les médias publics s’octroient des privilèges indus. Il est question des salaires, des frais, mais aussi des modèles d’organisation complexes d’entreprises médias généralistes. Des comparaisons sont faites avec des entreprises médias privées, qui n’ont pourtant pas les mêmes missions.
Et surtout, ces attaques, présentent vraiment dans toute l’Europe, ne tiennent pas compte des exigences formulées dans les mandats du service public, comme la présence décentralisée sur le territoire national, les services d’accès aux personnes en situation de handicap ou la production dans des langues minoritaires. Autant de missions très importantes bien entendu, mais qui ne sont pas toujours synonyme d’efficience économique…
Le dernier front est radical. Il est contre…tout!
C’est le cercle le plus complexe à cerner et traiter car il est polymorphe. Il rassemble tous ceux qui sont contre l’autorité et contre tout ce qui incarne l’État.
Ce cercle est volontiers paranoïaque, voir complotiste. Il a pris un essor certain après le COVID et se nourrit grâce aux médias sociaux. Ce groupe déteste le service public. D’une part, il considère que les médias publics ne laissent pas assez de place à leurs thèses. Partant de l’idée que toutes thèses, aussi farfelues soit-elle, devrait avoir une symétrie de traitement médiatique avec toutes les positions idéologiques argumentées. D’autre part, ce front pense véritablement que les médias publics sont le bras armé de l’État et qu’ils participeraient à une sorte de manipulation générale de la société, au service des pouvoirs en place.
Des « deep dive » indispensables, et des nécessaires contre-narratifs possibles
Ces grandes familles se déclinent bien évidemment de manière spécifique dans chaque contexte culturel et économique national, voire régional.
Il faut donc mener des observations in situ pour affiner l’analyse et identifier les contre-argumentations possibles. Pour cela, il convient de mener des entretiens en profondeur et d’analyser les data nationales, qu’il s’agisse des positionnements politiques comme des rapports de force dans le marché.
Mais une chose est certaine, il faut anticiper, il faut prévenir ces tempêtes en développant des narratifs efficaces.
Ainsi et par exemple, on peut opposer et démontrer l’intention d’impartialité à l’attaque idéologique. Il est possible de décliner le concept d’intérêt général face à la subsidiarité. On peut aussi invoquer le principe de solidarité sociale et économique à la volonté de « société à la carte ». A ceux qui tenteront le procès en incompétence managériale, il sera possible de montrer « l’accountability ». Et enfin seule l’affirmation claire de la transparence et de l’indépendance peut résister aux théories complotistes.
Chaque contre-narratif doit bien sûr être soutenus par des indicateurs solides et crédibles. Ils existent.
De fait, il faut se livrer à des vraies analyses de légitimité.
La légitimité se définit comme la perception selon laquelle les actions d’une organisation sont appropriées, acceptables ou souhaitables au regard d’un système de normes, de valeurs et de croyances socialement construites (Suchman, 1995).
Car il y a longtemps que la performance ne suffit à assurer la pérennité des entreprises et institutions, particulièrement publiques ou parapubliques.
C’est à ce prix qu’il est possible de résister aux vents mauvais. Plier, parfois, rompre, jamais.
Gilles Marchand
Ancien CEO de la SSR, directeur de l’Initiative « Media&Philanthropie » à l’Université de Genève et fondateur du cabinet conseil en légitimité « legitima ».
article publié dans le livre « Under Attack, Populism & Public Service Media », ORF, Public Value International #7, 2025
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