Gilles Marchand

Citoyens du net: les grandes mutations médiatiques

On le sait, les médias électroniques sont en train d’opérer une mutation vertigineuse qui se traduit principalement par deux grands mouvements.

Il y a d’une part le passage d’un monde « broadcast » classique, de la radio et de la télévision, enserrées dans des dispositifs légaux contraignants et précis, à un monde « broadband » libre, assez sauvage et essentiellement dérégulé (sur le plan des droits d’auteur par exemple).

Ce glissement de monde pose d’ailleurs des problèmes sérieux aux Etats, chargés de fixer dans des cadres législatifs les mandats de service public. Car si les mandats ont peu évolué, les conditions cadres des diffuseurs publics n’ont plus rien à voir avec celles qui ont caractérisé les cinquante dernières années. Tant sur le plan de l’accès aux droits, que sur celui des modalités de production ou de financement publicitaire.

Le deuxième mouvement est l’énorme fragmentation des médias qui implique une concurrence massive, infinie, face à laquelle les médias généralistes publics ont de la peine à lutter. Cet éparpillement des offres audiovisuelles en de multiples propositions thématiques provoque de facto une érosion des parts de marché des chaînes généralistes, qui ne peuvent se battre sur tous les fronts. D’autant plus que les écrans se multiplient à une vitesse prodigieuse.

Après l’écran tv classique, de plus en plus performant, les « smartphones » se développent en offrant des qualités de vidéos excellentes. Les tablettes complètent le dispositif et se révèlent très efficaces pour suivre la tv. Les boîtes de jeu sont aujourd’hui toutes connectées au web et permettent de visionner de la HD très confortablement (live TV, web ou DVD). Et arrivent de nouvelles surfaces, qui seront utilisées comme autant de nouveaux écrans : les vitres (fenêtres, vitres d’appareils ménagers)  ou les vitrines commerciales urbaines.

Tous ces écrans, qui accueilleront bien sûr de la publicité, permettront de nouvelles écritures, de nouvelles narrations. La lutte pour l’attention sera terrible car le temps média n’est pas extensible à l’infini, une fois le temps mobile utilisé.

Quand la bonne vieille tv se connecte !

La prochaine vague majeure, après le web, sera la télévision connectée, qui permet une interaction avec le public, depuis l’écran tv principal.

Cette télévision connectée va bouleverser le modèle économique des médias électroniques et sera poly-forme, avec 4 ou 5 types d’accès possibles.

Il y aura d’abord le standard  « HbbTV » qui associe directement des datas (vidéos à la carte, services, info, participation) à une chaîne de tv et permet au public d’interagir. La HbbTV (pour hybrid broadcast broadband TV) n’est pas vue d’un très bon œil par les câblo-opérateurs et les sociétés de télécommunication, car elle permet une interaction directe avec l’audience, sans passer par leur filtre payant. Pour cela, il faut toutefois que les données de la HbbTV soient intégrées au « must carry rule », c’est-à-dire que les rediffuseurs soient obligés de les offrir au public. Il y a là un enjeu politique évident.

Il y aura ensuite toutes les déclinaisons de la « smart tv » qui propose un écran d’accueil interactif à l’ouverture de la télévision. Les constructeurs de postes de tv (Samsung, Sony…) essaient ainsi de prendre le contrôle  (et le financement) de l’interaction avec le public.

Puis bien sûr les « boîtiers » qui sont proposés par les câblo-distributeurs (UPC-Cablecom par exemple) ou les opérateurs téléphoniques (Swisscom TV), déjà très bien implantés et qui veulent eux aussi contrôler  et monnayer la consommation à la carte du public.

On peut ensuite compter sur les « OTT » (pour over the top), qui  proposent, eux, de passer par des boîtiers type « Apple TV » ou « Google TV » et qui offrent des liens infinis avec des prestations et produits connectés.

La lutte entre ces grandes familles de connexions sera terrible. Et si les diffuseurs publics n’arrivent pas à installer une relation directe avec leurs audiences, ils sortiront progressivement du jeu et leur légitimité publique sera mise en cause.

Des changements coperniciens pour les publics…

Tout cela implique de nouveaux comportements du public, parallèles et complexes à satisfaire. Avec  d’un côté une logique verticale, cloisonnée, basée sur une programmation linéaire et organisée en vecteurs ou chaînes. Et de l’autre côté une logique horizontale, ou transversale, basée sur une consultation à la carte, séquencée, différée et organisée cette fois en thèmes. Cette approche transversale, ouverte, amène aux « médias sociaux », qui font recommander et partager  la consommation média personnelle, contribuant ainsi au développement de communautés d’intérêt ou d’attitude.

La coexistence de ces deux logiques, verticale et horizontale, impose aux médias de repenser leurs modèles d’organisation et de production des contenus. Car les moyens ne seront pas augmentés pour satisfaire à ces nouvelles exigences, au contraire, ils diminueront. Ces évolutions sont douloureuses et conflictuelles car elles mettent en cause des savoir-faire et des cultures professionnelles historiques.

… et pour les marques !

Et il n’y pas que le comportement des publics qui change. Il en va de même pour les marques commerciales, qui exigent dorénavant des présences multiplateformes sur les médias électroniques pour communiquer efficacement leurs messages.

Les grands annonceurs ne se satisferont plus de communications publicitaires sur un seul vecteur. On trouve toujours de la pub vidéo tv classique qui vise le plus grand nombre simultanément et passivement. Tout comme la pub vidéo ciblée, qui est placée sur des vecteurs précis pour toucher des publics précis, passivement. Il faut aussi intégrer la pub vidéo personnalisée, qui obéit à une logique VOD, qui touche des publics actifs, qui ont choisi une séquence précise à un moment précis, ou qui consultent un média (une séquence particulière) sur la base d’une recommandation ou d’un lien.

A cela s’ajoutent les autres formes de publicités type bannières ou annonces (presse écrite ou web), plateformes commerciales de petites annonces, de liens ou d’évaluations sponsorisés, de jeux.

Une télévision généraliste qui ne pourra pas proposer du multiplateforme à ses annonceurs serait progressivement sortie des plans médias. Dans le cas du service public suisse, au-delà des recettes potentielles de la pub online, une interdiction durable dans ce domaine remettrait en cause à terme le modèle de financement mixte (70% redevance/30% commercial) et donc les prestations. D’autant plus que certains acteurs privés commercialisent sauvagement les programmes du service public (enregistrement des programmes et re-proposition à  la carte) sans que les recettes ainsi générées ne refinancent les prestations publiques.

Les réponses de l’audiovisuel public

Cela dit, les acteurs audiovisuels ne restent pas passifs et spectateurs de ces bouleversements. On observe plusieurs réponses.

C’est ainsi que les médias électroniques, particulièrement la tv, se développent dans deux directions simultanées, apparemment contradictoires : d’une part la grande qualité numérique (HD, 3D, 5.1, diffusion numérique) et les investissements lourds qui vont avec. Ils sont particulièrement appropriés au grand spectacle sportif, à la fiction, aux documentaires.

D’autre part la mobilité, l’interactivité, la souplesse, la VOD, la participation. Autant de notions essentielles dans le vaste monde de l’information.

Il est évident qu’un diffuseur généraliste a besoin de ces deux jambes pour continuer à avancer. On peut encore y ajouter une forte implication dans l’alimentation et l’accueil de communautés, qui commentent et recommandent les productions programmées.

Dans la mesure où l’audiovisuel public fabrique lui-même de nombreux contenus, il a une belle carte à jouer dans ce nouveau paysage.

D’abord parce qu’il peut re-proposer ses productions sur toutes les plateformes, sans être (trop) englué dans les complexes problèmes de droits d’auteur.

Ensuite parce qu’il applique dans le monde online les mêmes valeurs que celles qui président à son activité en radio ou à la télévision. Des valeurs d’indépendance, de créativité, de diversité. L’audiovisuel public ne défend, par définition, aucune chapelle économique ou politique. Aucun « pay-back » n’est ici cherché.  Il n’y a pas d’intention dans la recommandation.

Enfin parce que l’audiovisuel public doit rendre des comptes à son public. La transparence et l’explication sont codifiées, normées. Elles font partie intégrantes des concessions. Et en ce sens l’audiovisuel public est potentiellement tout à fait en phase avec cette nouvelle société numérique. Pour autant bien sûr qu’il prenne le risque de l’innovation et de la remise en cause.

Gilles Marchand

Compléments multimédia

Audio

Le modèle traditionnel de la télévision est-il suffisamment adapté aux nouvelles technologies? La Première - Le journal du matin 23.09.2011

Grand débat sur l'avenir de la télévision. La Première - Médialogues 27.05.2011

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