Gilles Marchand

Savoir-faire et savoir être pour la révolution médiatique

La conférence publique HES de décembre 2011 a été l’occasion d’évoquer auprès des jeûnes diplômés le monde des médias actuel ainsi que la profonde révolution qui le traverse. L’occasion aussi de souligner l’importance du savoir-être dans un monde en constante mutation.

Il y a quelques jours, je me trouvais ici même, sous ce chapiteau, pour l’enregistrement d’un grand spectacle de cirque dont les artistes étaient des enfants de 5 à 14 ans, venus du monde entier. Et me revoilà ici pour vous parler cette fois de mon métier, des médias avec l’intention de vous proposer quelques pistes de réflexion, alors que fraîchement diplômés, vous vous apprêtez bientôt à vous lancer dans le monde du travail.
Eh bien je crois qu’il y a une belle métaphore entre le cirque et le monde professionnel. Je ne sais pas si la direction de votre école a délibérément choisi cet endroit étonnant pour cette cérémonie, mais moi, j’y vois un signe. Celui des jeux du cirque.

Vous allez croiser des artistes dans votre parcours professionnel. Des magiciens, des jongleurs, pas mal de contorsionnistes, quelques dompteurs, beaucoup d’animaux plus ou moins sauvages, des clowns aussi… et sans doute pas mal saltimbanques.
C’est en tous cas comme cela dans le monde des médias, et c’est de ce monde dont je vais vous parler un peu ce soir. Parce qu’à travers le petit survol que je vous propose, il y a je le crois des enseignements utiles à considérer, quelle que soit la voie professionnelle que vous choisirez.

Nous traversons, dans les médias, une révolution majeure.

Un bouleversement sans doute aussi profond que celui qui a vu naître l’imprimerie et la reproduction en masse des écrits. Un bouleversement que vous connaissez car vous êtes, nous sommes tous, des utilisateurs quotidiens des médias. Et nos pratiques, nos habitudes, nos relations aux médias ont considérablement et très rapidement changé. Tout cela en moins de 15 ans.
Ce changement fondamental impacte tous les médias. La presse écrite, la radio, la télévision. Et il s’exprime particulièrement bien sur le web et les réseaux sociaux, qui sont des médias participatifs et interactifs.

Nous sommes passés d’une relation classique top-down, du diffuseur au récepteur, à une relation horizontale ou le public choisit et alimente lui-même ce que les médias lui proposent. C’est une révolution très importante, un peu comme si vous expliquiez à vos profs ce qu’il convient d’apprendre ou si vous décidiez de choisir vous-même la matière à étudier, au grès de vos envies et intérêts. Pour faire face à ce genre de bouleversement, il faut bien sûr de l’expérience, du savoir-faire. Mais il faut surtout du savoir-être.
De la mobilité, de la souplesse, aucun dogmatisme. Il faut accepter de se remettre en cause, vraiment, sans faire semblant. Il faut accepter de descendre sur la piste, d’apprendre tout le temps, de changer, de renouveler le stock des certitudes.
Vous ferez tous, ou presque tous, plusieurs métiers, sans doute dans plusieurs pays. Et tant mieux car c’est ce mouvement permanent qui rendra votre vie professionnelle intéressante. Ou autrement dit, si vous n’acceptez pas l’incertitude, si vous n’arrivez pas à vous adapter constamment à de nouvelles donnes, et bien vous êtes plutôt mal barrés dans le contexte actuel !

Pour ma part, j’ai étudié la sociologie, édité des livres dans une maison d’édition, analysé les lecteurs des journaux quotidiens, élaboré des stratégies marketing pour la presse, piloté des magazines hebdomadaires, lancé des plateformes web, dirigé la télévision puis la radio. Autant d’expériences différentes qui certes s’accumulent mais qui m’ont demandé à chaque fois de repartir quasiment à zéro, de réexaminer mon portefeuille de savoir-faire. Mais ce qui reste commun à toutes ces aventures, c’est la posture, l’attitude, l’ouverture aux changements, aux risques. Revenons au monde des médias, des médias audiovisuels en particulier, qui sont face à trois grandes équations très complexes, très difficiles à résoudre, qui impactent non seulement le modèle d’affaire des entreprises mais aussi leur raison d’être.

Verticalité ou horizontalité des médias

La première équation concerne donc les nouvelles relations qui se nouent entre le public et les médias. Historiquement, depuis des dizaines d’années, le public consulte un journal, écoute une chaîne de radio, regarde un programme de télévision. Le centre de la relation, c’est le vecteur. Et tout le contenu proposé s’organise en fonction de ce vecteur. Chaque journal définit l’ordre d’apparition de ses pages, de ses rubriques. Chaque radio propose une programmation précise du matin au soir. Et les chaînes de télévision diffusent leurs émissions selon un ordre extrêmement précis qui est fait pour toucher le plus de public possible à chaque instant.

Vous avez rendez-vous avec Darius Rochebin à 19h30 et non à 19h25. Forum sur la Première commence à 18h00 et non à 17h58. En clair les médias définissaient jusqu’à maintenant la façon dont le public pouvait les consommer, les consulter. Et cette relation de pouvoir a explosé, a volé en éclat à partir du moment où le public a pu choisir lui-même quand et comment il souhaitait regarder, écouter ou lire quoi. Les possibilités offertes par internet ont bien entendu accélérés ce mouvement, tout comme les boîtiers que proposent les câblos-distributeurs ou les opérateurs télécoms, qui tiennent aujourd’hui la clé de la relation entre le public et les médias.

Et puis les écrans mobiles et interactifs ont achevé de redonner le pouvoir à l’utilisateur. Lequel peut non seulement choisir de contacter le média quand il le souhaite, mais il peut aussi intervenir, commenter, contester une information, l’enrichir et finalement contourner le journaliste. Vous imaginez la remise en cause incroyable, le tsunami qui frappe cette profession !

Alors les médias aujourd’hui doivent répondre à cette équation très complexe :
D’un côté proposer leurs contenus de manière classique, verticale, linéaire, par chaîne et par vecteur, car ce mode de consommation reste important.
De l’autre côté donner accès à ces mêmes contenus de manière horizontale, thématique, quel que soit le vecteur ou la chaîne.
D’un côté nous fixons rendez-vous avec Darius à 19h30. De l’autre nous rassemblons sur nos plateformes interactives toutes les informations concernant un sujet donné, quelle que soit la source radio, tv ou écrite de cette information. Vous voyez le grand écart et la difficulté énorme qu’il y a à organiser une entreprise de presse pour répondre à cette double exigence ? Et bien c’est la première des 3 grandes révolutions que nous devons affronter.

Temps courts ou temps longs des entreprises médias

La seconde révolution concerne le rythme de nos entreprises de médias. Il y a d’une part nos équipements et nos infrastructures. Ce sont des équipements lourds. Peut-être avez-vous déjà visité un studio de télévision ? C’est une technologie complexe qui nécessite des investissements important. Il y a des caméras, des régies, des éclairages, des cars de reportages, des boxes de montages, des décors, des centres de diffusion. Et il faut des bâtiments adaptés à ce genre d’activité.
Tout cela coûte des dizaines de millions.

A la RTS, nous avons une capacité d’investissement de près de 20 M par an, pour entretenir les équipements radios et tv, auxquels il faut ajouter l’entretien des bâtiments. Nous amortissons les équipements audiovisuels sur 7-8 ans et les bâtiments sur 15 ans minimum. Mais en même temps, les besoins du public évoluent à la vitesse de l’éclair. Les formats d’émissions se renouvellent de plus en plus en vite. Les technologies de diffusion, de transmission, de captation se modifient d’années en années. Le public est impatient. Si nous ne sommes pas au rendez-vous de ces attentes, à l’heure dite, sur les outils qu’il utilise, il zappe sans pitié et se tourne vers d’autres diffuseurs. Nos entreprises de médias sont construites sur des modèles d’affaires au long cours. Alors que les besoins de nos publics se modifient à très court terme.

L’autre jour, un architecte qui travaille sur l’assainissement des studios tv est venu me voir tout content. Il m’a dit qu’il suffisait que je lui indique quel type de studio je pensais utiliser en 2018 pour les émissions de divertissement, pour qu’il puisse achever son master plan immobilier.
Comment répondre à une telle question lorsque l’on sait que la conception d’un studio dépend du type d’émissions que l’on y produit, lesquelles émissions dépendant bien sûr des attentes du public et de la concurrence. Alors savoir quel type d’émissions de divertissement nous proposerons en 2018, relève de la boule de cristal. Mais voilà, nous devons prendre des options faute de quoi les investissements ne sont plus possibles. C’est pourquoi je faisais allusion tout à l’heure à la prise de risque…

Local ou global ?

La troisième et dernière équation que je souhaite souligner ce soir concerne nos contenus eux-mêmes. Ces contenus sont traversés par une autre grande contradiction, très complexe à traiter.
D’un côté dans ce monde globalisé et quelque peu anxiogène, il est évident que la valeur ajoutée de la radio ou de télévision réside dans son ancrage, dans sa capacité à raconter la réalité suisse, ou romande. Nous incarnons un des ciments, un lien social culturel important qui rassemble la communauté suisse francophone.

Non seulement à travers les programmes que nous proposons mais aussi à travers tout le réinvestissement culturel et économique que nous pouvons faire dans la région. En Suisse romande, le cinéma, les documentaires, les festivals, les orchestres, les grandes manifestations populaires régionales ont besoin de la RTS et de notre soutien. Nous irriguons cette région et nous contribuons à lui donner du souffle, de l’énergie, de la créativité. Il y a donc une vraie relation de proximité.
Mais de l’autre côté, notre public est connecté au monde entier. Il reçoit, vous recevez, tous les médias internationaux. Et vous comparez, vous nous comparez en permanence.

Le public romand n’accepterait pas que sa radio et sa télévision, aussi proches soient-elles, ne soient pas capable de l’informer correctement sur Fukushima, le printemps arabe, les élections russes, françaises ou américaines. Vous ne comprendriez pas que nous ne soyons plus en mesure de vous faire vivre les Jeux Olympiques, la coupe du monde foot ou encore la victoire de Federer aux Masters de Londres. Et non seulement nous devons amener le monde ici mais en plus le faire bien, dans des standards internationaux, comparables à ce que font les plus grandes chaînes de télévisions françaises ou anglo-saxonnes. La barre est donc très haute, l’équation subtile.
D’autant plus que le public romand est gâté. Il dispose d’une offre médiatique extraordinairement riche et variée, notamment si on la ramène à la taille de la population. Et un public gâté est un public exigeant.

« Verticalité des chaînes contre transversalité des thèmes »,
« investissements à long terme contre changements rapides des besoins du public »,
« ancrage local contre ouverture et comparaison internationale »,

voilà trois problèmes très complexes à résoudre, qui touchent tous les médias aujourd’hui.

Trois équations qui demandent aux dirigeants des médias de la souplesse, une grande capacité d’anticipation et d’adaptation…et une bonne dose d’humilité ! A l’échelle de la Suisse francophone, nous tentons d’adapter la radio et la télévision à tous ces bouleversements. Dans l’idée bien sûr d’anticiper et de préparer le service public de demain. Nous avons ainsi fusionné TSR et la RSR, pour créer la RTS, la radiotélévision suisse.

Nous sommes donc en train d’adapter nos structures professionnelles pour rapprocher la radio et la télévision. Avec 3 buts clairs :

  • gagner en efficacité et réduire nos coûts d’infrastructure (10%),
  • gagner en impact dans un marché saturé grâce à la promotion croisée entre nos marques,
  • gagner en qualité grâce à la coopération entre les productions radios et tv.

Rien n’est simple dans ce genre d’aventure bien entendu. Et toutes les résistances, plus ou moins fondées, s’expriment. Mais c’est le lot de toute innovation et il faut accepter ces combats pour faire évoluer les choses. Au total la RTS dispose d’un budget consolidé de 390 millions, compte environ 2000 collaborateurs, pas moins de 70 métiers différents. Nous revendiquons haut et fort notre dimension nationale. La Suisse n’est pas la propriété exclusive de la « Schweizer Radio und Fernsehen ». Nous proposons une radio et une télévision suisse en français.

En effet la Suisse romande ne doit pas se laisser enfermer dans une logique de minoritaire soutenue à bien plaire à coup de subsides fédéraux. La contribution de la Suisse romande à la bonne santé économique, à la vitalité culturelle à l’innovation de la Suisse est décisive. Et d’ailleurs, quand nos programmes voyagent dans le monde entier grâce à TV5Monde, quand nos journaux télévisés sont programmés sur tous les continents, ils représentent la réalité suisse dans son ensemble et non pas celle d’une seule région.

J’arrive au terme de ce survol trop rapide et je reviens au cirque. J’envie tous les jeunes diplômés qui s’apprêtent à entrer dans l’arène. Soit en prolongeant leur formation, soit en démarrant un premier job. Je vous envie parce que tout est possible pour vous, tout est ouvert quel que soit le domaine que vous choisirez ou dans lequel vous tomberez par hasard. Il y a dans cette ouverture, crise ou pas crise, une ivresse délicieuse que rien ne peut atténuer. Alors profitez-en, essayez toute sorte de choses, recommencez, bougez et bien sûr suivez nos programmes, quand et comme cela vous plaira !

Gilles Marchand

Compléments multimédia

Audio

Le modèle traditionnel de la télévision est-il suffisamment adapté aux nouvelles technologies? La Première - Le journal du matin, 23.09.2011

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