Gilles Marchand

Une vision pour le service public

Le XXème siècle a ainsi été passionnant, étourdissant même pour les médias qui ont vécu aux rythmes des grands mouvements culturels et politiques. Ceux-là même qui ont agité notre histoire contemporaine. Un rapide survol est utile avant de tenter de décoder la situation actuelle.

Le siècle dernier se caractérise en Europe en tous cas, par une élévation moyenne du niveau de vie et d’instruction, ce qui a introduit de nouveaux rapports sociaux. Les grands affrontements idéologiques et politiques ont progressivement disparu, remplacés par d’autres enjeux liés par exemple à l’environnement ou au multiculturalisme. Le tout teinté d’un modernisme triomphant ou les innovations technologiques annonçaient l’avènement d’une nouvelle société. La fin du XXème siècle restera sans doute comme la révélation du « tout connecté », de l’individualisme servi à la carte et du communautarisme assumé.

C’est ainsi que les médias ont traversé différentes phases. D’abord avec la presse écrite et la radio, bientôt rejoints par la télévision, média de masse puissant, puis par le net, qui incarne la bascule individualiste.

Ces phases ne se sont pas exclues au fil du siècle, elles se sont additionnées.

Commençons par cette « société de l’opinion » dans laquelle les médias relayaient de manière plus ou moins consciente et volontaire, les grands affrontements idéologiques. Ce n’est pas si lointain, ces quelques images nous plongent pourtant dans un livre d’histoire.

(vidéo : Exemples archives « société de l’opinion », procès stalinien, maccarthysme…)

Puis est arrivée la « société de l’information ». C’est l’époque où les rédactions acquièrent leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques, développent des règles professionnelles, adoptent des chartes éthiques, et font tomber des présidents…

(vidéos «société de l’information », watergate, guerre du Vietnam, alunissage….)

Déboule alors la « société de la communication », ou règnent toutes les séductions consuméristes , où l’on fabrique l’opinion et où l’on commence aussi à se rendre compte qu’il faut apprendre à utiliser les médias comme on apprend à manger, lire ou écrire.
C’est à la société de la communication que l’on doit la distance affective progressive du public pour les médias. C’est aussi là que se fabrique la démocratie de l’opinion à coup de sondages, de petites phrases calculées au millimètre et de journalistes embarqués dans l’actualité qu’ils sont sensés décoder.

(vidéos « société de la communication », journalistes en Irak, élections Sarkozy….)

Nous sommes maintenant dans une nouvelle phase, une nouvelle expérience que l’on peut qualifier de « société de la conversation ».
Cette conversation relie les individus directement les uns aux autres, contournant au passage les médias et réduisant les journalistes à un rôle un peu désuet de chefs de gares dans lesquelles les trains de la communication ne passent pas toujours.
C’est bien sûr la consécration des réseaux sociaux. Il se joue 1 Mia de vidéos chaque mois sur Facebook, qui compte 250 M d’utilisateurs dans le monde. Les 140 signes des posts de Twitter ont été les seuls à suivrent en temps réels le déroulement des manifestations en Iran, à l’occasion de la dernière élection présidentielle. A propos d’élection c’est aussi à des millions de conversations savamment organisées que s’est jouée une autre victoire présidentielle

(vidéos « société de la conversation », Facebook et Twitter, élection Obama)

Ce survol est rapide et forcément réducteur. Bien entendu, ces différentes sociétés médiatiques se superposent. Il y a de l’opinion, de l’information, de la communication et des conversations dans l’espace médiatique actuel.

Mais force est de constater la place considérable qu’occupent aujourd’hui les médias. Une place qui mérite toute notre attention. Au moins pour deux raisons importantes et relativement anxiogènes pour la société.

La première tient aux effets de la globalisation médiatique.
La connexion permanente, la multiplication des sources d’information brutes rend le monde plus visible. Il n’est pas pour autant plus lisible ou plus compréhensible. C’est même le contraire qui se passe. La mobilité, les mouvements de population, la réduction de l’espace souligne aussi l’importance des différences culturelles et la complexité d’un monde qui ne se conquiert pas en deux coups d’ailes d’avions low cost.

Et l’appétit pour le monde ne signifie pas l’abandon du local, de l’ancrage. Bien au contraire, si l’on admet que l’on se définit toujours par rapport à quelque chose, on mesure le local à l’aune du global, et vice versa. Les anglo-saxons, qui ont le sens de la formule, appellent cela le « glocal ». La gestion individuelle et collective de ce « glocal » est souvent source de désarrois.

La seconde raison qui doit nous pousser à nous intéresser aux médias concerne le risque d’asphyxie par surabondance d’information.
Nous sommes tous massivement informés. Ce qui ne signifie pas encore que nous sommes en mesure de comprendre et de trier. Et ce n’est pas parce que tout est accessible tout de suite, que tout est vrai.
Il y a aussi un décalage croissant entre le volume d’information et la capacité d’en faire quelque chose. D’où ce sentiment qui nous saisit tous de temps à autre. Un sentiment d’impuissance, teinté de fatalisme ou l’on se prend à rêver d’un court journal de bonnes nouvelles.

Ces questions touchent au cœur de nos sociétés. Elles interpellent les médias, à commencer par l’audiovisuel public puisqu’il dispose d’une concession et d’une redevance. Quel est son rôle, son périmètre, quelles sont ses forces et faiblesses dans le nouveau paysage ? comment organiser intelligemment la coexistence du public et du privé dans la société médiatique ?

Il y a deux types de réponse pour l’audiovisuel public. La première concerne l’efficience, l’efficacité du service public, l’autre tient au fond et aux contenus.

Commençons par l’efficacité

L’audiovisuel public se situe, comme tous les médias, dans un paysage fragmenté et totalement encombré. Regardez cette carte impressionniste qui parle d’elle-même…

(vidéo : la carte de la Suisse romande)

Cela signifie que les programmes de télévisions et de radios publiques doivent impérativement être aussi efficaces que les nombreux concurrents auxquels ils se confrontent. Nous devons rassembler nos forces, en télévision, en radio et sur les nouvelles plates-formes pour amener nos contenus là où se trouvent les publics, et les proposer de manière adaptée aux nouvelles attentes. Nos programmes doivent être mobiles, interactifs, ouverts à la participation de l’audience.
L’audiovisuel public doit et peut absolument faire preuve d’imagination. Il doit lutter contre les corporatismes et les rigidités dogmatiques pour explorer de nouvelles façons de produire et de mettre à disposition ses contenus. Il me paraît ainsi essentiel de ne pas abandonner le terrain de l’innovation aux diffuseurs privés ou aux plates-formes internationales qui commercialisent sans état d’âme les connections qu’elles génèrent. Le service public ne signifie pas l’immobilisme ou la peur du changement. Nous sommes parfaitement en phase avec la société dans laquelle nous évoluons.

Prenons un exemple récent, la couverture de la soirée des résultats de la dernière élection présidentielle américaine par la TSR.

(vidéo : l’exemple TSR / élections US)

Tout cela est bien, cela fonctionne bien mais cela ne suffit pas !
Cette stratégie de diversification, de présence sur toutes les plate-formes à tout moment n’est en fait qu’un préalable. C’est au fond la moindre des choses que l’audiovisuel public soit capable de répondre à ce genre d’exigence.

Le vrai défi, la vraie réponse aux questions de globalisation et d’asphyxie évoquées plus haut se joue ailleurs. Elle se joue dans les contenus et dans la responsabilité culturelle des diffuseurs publics.
Une responsabilité qui est d’ailleurs régulièrement débattue publiquement lorsque la représentation démocratique, via le régulateur, fixe les droits et devoirs de l’audiovisuel public dans une concession.

Permettez-moi 3 esquisses de réponse, 3 pistes pour incarner cette responsabilité publique.

La première tient à la démarche

L’audiovisuel public doit consacrer tant que faire se peut la primauté de l’offre sur la demande. L’élaboration des programmes doit répondre à une intention socioculturelle, encadrée par le mandat public, par la concession. Construire des programmes de télévision et de radio sur le seul et unique critère de la demande, c’est à dire du marché, serait une erreur stratégique qui ne permettrait plus aucune différence entre le diffuseur public et les opérateurs privés. Cela se traduirait par une uniformisation progressive des contenus chargés donc de répondre aux même demandes. L’exercice est bien entendu très difficile car le financement de l’audiovisuel public est mixte. Nous avons à la télévision 30% de recettes commerciales. Nous devons aussi avoir des performances médias correctes. Et puis la légitimité d’un diffuseur financé principalement par le public repose aussi sur le succès de ses programmes. Quel serait le sens d’un service public sans public ?
La solution se trouve comme toujours auprès des téléspectateurs et des auditeurs. Tous les publics sont bien sûr légitimes pour un service public. Pas question d’abandonner une partie du public sur le chemin de l’audience, sous prétexte qu’il serait ici un peu trop vieux, là un peu trop jeune, un peu trop cultivé ou encore un peu trop sportif….
C’est pour cela que le service public doit rester généraliste et proposer toutes sortes de contenus, susceptibles d’intéresser toutes sortes de publics, même s’ils ne sont pas très « rentables » du point de vue de la part de marché.
Un exemple ? cela se passera le 29 à 20h00 sur toutes les chaînes de télévision publiques suisses.

(vidéo : spot La Bohème)

La seconde piste se situe du côté de l’intégration, du vivre ensemble

L’audiovisuel public n’en a pas l’exclusivité, mais il joue un rôle déterminant dans ce domaine. Le sociologue français Dominique Wolton décrit à juste titre 3 niveaux de communication. Il y a le niveau individuel, le niveau communautaire et le grand public.
Notre société moderne tend à sacraliser la satisfaction des attentes du niveau individuel et pense trouver toutes les réponses aux questions identitaires dans le niveau communautaire. Le communautarisme comme nouveau ciment social dans un monde digital interactif et solitaire. Les réseaux sociaux étant les drapeaux flamboyants de ce communautarisme. Et bien je pense comme Dominique Wolton que l’audiovisuel public ne doit pas se cantonner à ses deux niveaux.
La légitimité de l’audiovisuel public se situe principalement au niveau du lien social, de l’intégration. C’est à dire que nous devons nous intéresser à l’altérité, à l’hétérogénéité, aux différences. L’intégration sociale et culturelle ne se résume pas à quelques communautés organisées qui partagent les mêmes intérêts, les mêmes valeurs, les mêmes codes, et qui disposent d’ailleurs souvent de leurs propres médias et réseaux sociaux. Non, l’audiovisuel public doit continuer à s’intéresser au grand public dans toutes ses composantes, dans toutes ses différences, même lorsqu’elles sont conflictuelles. C’est ainsi que nous pouvons tisser ce lien social sans exclusion.

(vidéo : spot semaine de l’intégration 2008)

Enfin, pour conclure, une troisième idée

L’audiovisuel public doit s’intéresser de près à la diversité culturelle. Et pour que cette diversité culturelle existe, il faut qu’elle s’appuie sur des réalités culturelles différentes, ancrées dans des réalités, dans des contextes spécifiques. Dans un pays multiculturel comme la Suisse, il est vital que ses différentes régions puissent fabriquer leurs propres réalités culturelles. Cela passe par la réalisation de films, de documentaires, par des écrits, des photos, par les arts vivants, par un travail de mémoire et de conservation du patrimoine.
Bref, nous avons un besoin impératif d’une industrie culturelle vivante, originale, forte en Suisse romande. Cette industrie doit être alimentée, notamment, par l’audiovisuel public. Et pour cela, il convent de réunir deux conditions : Tout d’abord entretenir un partenariat actif entre le public et le privé. Ensuite veiller à maintenir un secteur audiovisuel suffisamment fort pour qu’il puisse alimenter ce partenariat. Etre assez forts pour irriguer la diversité culturelle de la Suisse francophone, c’est bien un des buts que nous poursuivons dans le rapprochement entre la RSR et la TSR. A cela s’ajoute une capacité technologique, mise au service de cette diversité culturelle. La Bohème sera produite en HD, tout comme ces programmes…

(vidéo : spot HD Suisse)

Efficacité en guise de préalable, puis primauté de l’offre sur la demande, fabrication du lien social et entretien d’une diversité culturelle, voilà me semble-t-il trois clés indispensables à l’audiovisuel public.

Gilles Marchand

Discours prononcé lors du Forum romand, 2009

Compléments multimédia

Audio

La fusion selon Gilles Marchand. La Première : Médialogues, 16.05.2011

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