Convergence : les grandes manœuvres commencent
Interview de Gilles Marchand sur les prémisses de la convergence des médias RTS. Le Temps, 2008.
Réorganisations internes, nominations, nouvelles émissions: la TSR a multiplié les annonces ces derniers jours. Une manière symbolique de suggérer qu’elle s’apprête à changer en profondeur ?
Oui. Ces annonces sont le résultat d’une réflexion stratégique menée depuis plusieurs années. Cette réflexion arrive aujourd’hui à maturité. Le fait de nommer Bernard Rappaz à la tête de la rédaction en chef de l’actualité qui comprend désormais l’info multimédia est aussi un acte symbolique. Il montre que la TSR fait sa mue. Elle intègre désormais le multimédia comme une composante normale de son activité. L’enjeu n’est plus de savoir s’il faut être sur plusieurs écrans ou pas, s’il faut être interactif ou non. Se poser ces questions aujourd’hui, c’est avoir quatre ans de retard. La question n’est plus de savoir si l’on bascule dans un nouvel univers médiatique, mais de savoir ce qu’on en fait. Avec quelle valeur ajoutée? Avec quelle qualité supplémentaire?
De quel univers médiatique parlez-vous?
Nous avons pris acte que les téléspectateurs ont différents rendez-vous avec nous, à différents moments de journée. Il faut dès lors avoir une offre cohérente. On ne peut pas être une certaine TSR à un certain moment de la journée et une autre TSR à un autre moment. Pour se distinguer de la concurrence, en particulier des chaînes françaises qui inondent la Suisse, il faut offrir un contenu clair et positionné, quels que soient les écrans que l’on utilise. Nous avons ainsi rassemblé dans une seule rédaction en chef tous les rendez-vous d’actualité. Cela part de l’instant zéro avec le télétext, c’est-à-dire le moment où la news tombe. Puis l’info passe successivement sur des téléphones portables, sur internet, dans des rendez-vous quotidiens ou retours hebdomadaires à la télévision. Cela nous permet d’accompagner les nouveaux besoins du public en matière d’information.
Le sacrosaint TJ va-t-il changer ?
La grande messe reste importante, avec environ 60% de parts de marché. Mais le public qui arrive désormais à ce rendez-vous n’est plus vierge d’informations. Il a déjà beaucoup lu, vu et entendu. Dès lors, que lui proposer d’original avec quelle valeur ajoutée ? Cela revient à penser à des rythmes différents. Nous devons éviter la succession de petits sujets formatés et mettre en valeur nos choix éditoriaux. Nous devons prendre des risques, détailler une information plutôt qu’une autre. Proposer des reportages de durées différentes. Des interviews courtes ou longues sur le plateau. Nous journaux peuvent être colorés thématiquement ou aussi parfois décentralisés.
Les plus jeunes se détournent de la télévision. La moyenne d’âge de vos téléspectateurs est de 52 ans. Comment allez-vous faire pour rajeunir votre audience ?
Il y a là un malentendu avec ce jeunisme ! Une télévision comme la TSR, qui a 60% de parts de marché à 19h30, ne peut pas avoir un public trop jeune. Elle doit être en phase avec la structure socio-démographique de sa région. Si nous rajeunissons trop la structure de notre audience, nous perdrons mathématiquement des parts de marché. Ce serait une erreur stratégique de considérer qu’une télévision généraliste comme la nôtre doit être une télévision réservée aux « jeunes adultes». Ces TV là sont thématiques, ou alors ressemblent à M6, qui fait grosso modo 10% de parts de marché.
Vous allez donc faire une télévision pour les vieux ?
Bien sûr que non! La TSR est plutôt considérée comme jeune pour une généraliste. Chez nos amis tessinois, la moyenne d’âge des téléspectateurs est d’environ 58 ans. Celle de la TV alémanique est sauf erreur de 54-55 ans. Celle de France 3 doit dépasser les 60 ans. Les quinquas, ne l’oubliez pas, car c’est aussi votre audience au Temps, représentent aujourd’hui une population très importante en volume, en pouvoir d’achat, en appétits culturels. Il ne faut pas faire de jeunisme réducteur.
Les jeunes sont donc pour vous une génération perdue ?
Ce n’est pas ce que je dis. Nous sommes leaders dans toutes les tranches d’âge. Nous sommes devant M6, y compris chez les plus jeunes. Nous sommes devant Cartoon Network chez les enfants. Et il y a le site tsr.ch, qui amène des contenus de la TSR en VOD à un public qui ne les connaît pas. Et des magazines comme par exemple Nouvo, créés d’abord sur le web, puis basculés à l’antenne nous permettent aussi de régénérer notre audience.
La TSR vit aussi de la publicité. Ici, un danger se profile à l’horizon. Comme M6, TF1 pourrait avoir ses propres fenêtres publicitaires sur le territoire suisse. Dangereux ?
Sérieux, oui. TF1 attend les résultats de la lutte qui oppose la TSR à M6. TF1 n’entrera pas en Suisse dans une position incertaine sur le plan juridique. Aujourd’hui, selon Mediafocus, les recettes publicitaires annuelles brutes de M6 sont d’environ 50 millions en Suisse romande, pour une part de marché de 10-12%. La TSR génère un peu plus de 100 millions par année. Si TF1 rentre sur le marché suisse, ce sera avec une part de marché beaucoup plus importante que celle de M6. Il peut y avoir un véritable tremblement de terre dans le marché publicitaire en Suisse romande, qui touchera d’ailleurs aussi la presse écrite.
Défendez-vous l’idée d’un monopole ?
Pas du tout, la concurrence de me fait pas peur. Mais il faut que la donne soit claire. La TSR est en situation de concurrence déloyale avec M6. Cette chaîne commercialise en Suisse des programmes pour lesquels elle n’a pas acheté les droits. Si M6 achète par exemple les droits de l’Eurofoot pour le territoire français, je trouve inadmissible et injuste qu’elle puisse les commercialiser en Suisse. J’attends tout prochainement une décision du Tribunal de Fribourg sur le fond de l’affaire. Et il y aura probablement des suites au Tribunal Fédéral.
Concurrencé de toutes part, et face à de nouveaux défis, allez-vous chercher de nouvelles alliances ?
Cette question est très importante. Permettez-moi d’abord un bref retour en arrière. Je dirige la TSR depuis sept ans. Cela a été sept années de grands chantiers. Nous avons numérisé tout notre appareil de production. Changé notre distribution. Renouvelé de fond en comble notre grille de programmes. Nous sommes entré de plein pied dans le multimédia. Nous avons eu un turnover complet des équipes, avec beaucoup d’anciens « barons » de la TSR qui ont pris leur retraite. Nous sommes en train de finir de sauver nos archives. Nous rénovons complètement notre bâtiment et nos studios. Nous évoluons dans un nouveau cadre législatif. Bref: tous les paramètres qui présidaient à notre télévision ont tous été modifiés simultanément. Ce processus-là est en train de s’achever de manière globalement positive. La séquence suivante sera consacrée à la redéfinition de notre place et de notre rôle dans un nouveau paysage média.
Dans un rapprochement avec la Radio suisse romande ?
Je crois que la Suisse romande a besoin d’un pôle audiovisuel public très performant. Ce pôle passe forcément par un rapprochement de la TSR avec la RSR. Notre environnement sera de plus en plus bouleversé par l’arrivée de nouveaux concurrents. Il faut donc rassembler les forces plutôt que de les diviser. Premièrement pour avoir une masse critique suffisante qui compte au niveau national. Deuxièmement pour proposer une réponse intelligente, professionnelle et qualitative à ces offres nouvelles qui viennent de France et du monde entier. En radio comme en télévision ou sur le web. Les chaînes françaises achètent aussi les grands rendez-vous sportifs, des fictions ou des séries. Rendez-vous compte que le seul budget de France 2 égale celui de toute la SSR, soit sept télévisions en quatre langues et 16 radios ! Troisièmement, il faut faire un effort de rationalisation économique pour réinvestir dans les programmes. Eviter de dépenser à double ce qu’on peut dépenser une seule fois. D’autant qu’entre 2000 et aujourd’hui, il n’y pas eu d’adaptations réelles de la redevance. Les 2 augmentations n’ont servis qu’à compenser partiellement des diminutions.
La TSR va-t-elle fusionner avec la RSR ?
Les modalités de cet éventuel pôle audiovisuel n’ont pas encore été fixées. Est-ce que ce sera un partenariat, avec deux entreprises qui décident de davantage travailler ensemble? C’est déjà le cas en partie aujourd’hui. Cela se passe plutôt bien. Notamment au niveau de notre flux d’info commun sur le web. Ou va-t-on proposer une fusion des entreprises? Je ne le sais pas encore.
Pour lequel de ces deux modèles penchez-vous ?
Un rapprochement concret serait la meilleure solution. Il serait intéressant de penser de manière cohérente notre offre globale de programme. Lorsqu’on a par exemple des artistes étrangers qui viennent en Suisse romande, il faudrait que l’on puisse se demander ensemble si on en fait une émission de radio ou de télévision, ou les deux… Cela dit, je crois que les métiers respectifs de la télévision et de la radio doivent rester spécifiques. Toutes les expériences internationales le montrent. Et je crois aussi que la pluralité des points de vue, des sensibilités est essentielle.
Voudriez-vous diriger une telle radio-télévision romande ?
Les médias me passionnent depuis toujours, vous le savez. Mais il est beaucoup trop tôt pour parler de casting sur ce projet-là !
Quelles sont donc les étapes à venir ?
Dans le courant du premier trimestre 2009, le conseil d’administration de la SSR prendra sans doute une position de principe sur l’enjeu de la convergence, qui concerne d’ailleurs toute la Suisse. Si la réponse va dans ce sens, chaque région proposera un modèle. Le modèle romand pourra être différent de l’alémanique ou du tessinois. Cela sera alors la compétence du CA de la RTSR, présidé par Jean-François Roth, d’en décider. Mais quoi qu’il en soit, et quel que soit le modèle, il est clair pour moi que nous devons rassembler nos forces, travailler ensemble.
L’ensemble des médias, y compris les journaux, sont de plus en plus amenés à unir l’image à l’écrit et au son. C’est ce que vous ferez dans la future radio-télévision romande, si elle doit exister, avec une force de frappe décuplée. Mais vous, vous bénéficiez d’une confortable redevance publique. C’est une concurrence déloyale pour les producteurs privés d’information, non ?
Nous n’avons pas une stratégie hégémonique. Mais une stratégie réaliste. Nous serons obligés de rassembler nos forces tout simplement pour faire face à l’évolution rapide du nouveau monde numérique. Cela dit la loi nous interdit aujourd’hui toute pub sur nos plates-formes interactives. Et je sais que les éditeurs n’y sont pas étrangers… Et à propos de concurrence, c’est plutôt le contraire qui se passe en ce moment : quand je découvre sur le site web du journal 20 Minutes nos propres images des Jeux Olympiques, utilisées sans que l’on ne nous demande notre avis, et entourées de pubs, je trouve cela franchement limite! Mais ne nous trompons pas de combat. C’est plutôt contre Google et Yahoo que nous devons nous battre, avec les éditeurs suisses !
L’évolution vers la TV à la demande est-elle pour vous inéluctable ?
La mesure d’audience de la télévision se modifiera ces prochaines années. On parlera moins de parts de marché. Mais plus de taux de pénétration, de contacts entre un contenu et un public. Dès lors, peu importe que l’on regarde une émission en direct ou à la demande. La vraie question qui se pose est celle de la publicité. Ce sera compliqué. Car aujourd’hui les annonceurs cherchent d’abord à toucher beaucoup de gens simultanément. Demain ils chercheront un contact direct « one to one ».
La TV à la demande ne va-t-elle pas à l’encontre de votre mission fédératrice de service public ?
Cette responsabilité fédératrice se fixe sur des émissions, sur des contenus. Si 80 % des 300 000 Romands qui regardent une émission de la TSR la regardent en direct, et 20% à la carte, quelle importance?
Pour résumer, comment imaginez-vous la TSR dans dix ans ?
Elle devra proposer toujours plus de valeur ajoutée à ceux qui vivent ensemble en Suisse romande. Avec de la grande qualité HD et de la souplesse interactive, sur tous les écrans. Elle sera au diapason de l’identité, en pleine mutation, de cette formidable région. Celle-ci se caractérise à mon avis par deux valeurs que la TSR devra bien exprimer à l’avenir. Contrairement à beaucoup de régions européennes, la Suisse romande est un territoire ouvert. Ouvert aux débats, aux idées, à l’innovation, à la technologie. C’est un point central dans notre réflexion éditoriale. Deuxièmement, la Suisse romande une terre de connaissances, de savoirs, de culture. Il importera que ces deux valeurs fondamentales – l’ouverture et la connaissance – se retrouvent dans le futur contenu de nos programmes.
Avez-vous dans votre carrière déjà été confronté à des enjeux aussi lourds ?
Non. Je n’ai jamais été au cœur d’une telle tourmente. Il y a tellement d’inconnues. Il est vrai aussi que tous ces bouleversements sont un peu anxiogènes pour nos collaborateurs. Nous remettons tout de même en cause beaucoup de certitudes. Mais nous sommes aujourd’hui les acteurs de notre devenir professionnel. C’est une sacrée chance que je mesure à sa juste valeur !
Gilles Marchand
Compléments multimédia
Vidéo
Grâce à la convergence, davantage de programmes seront proposés et mis en évidence. Il y a une culture commune entre tv et radio malgré les différences et la convergence facilite le travail commun. Grand Angle: entretien avec avec Gilles Marchand, 29.11.2009;
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