Gilles Marchand

Le prime time sous pression !

Le « prime time » est sous pression. Comme sans doute jamais dans sa courte histoire, la télévision se déchire sous les coups de 3 grandes familles qui toutes visent le contrôle du « prime », c’est à dire la tranche horaire dont le cœur se situe entre 19h00 et 22h00.

Il y a d’un côté les puissantes chaînes commerciales, qui surfent avec bonheur et sans états d’âme sur les vagues de la télé-réalité, des grands jeux et des talk show. Rapides, efficaces, ces chaînes ont adapté leur fonctionnement au marché. C’est à dire qu’elles achètent clés en main la majorité des formats qu’elles diffusent, animateurs y compris. Ce qui leur permet de renouveler leurs grilles immédiatement, au moindre tassement des courbes d’audience.

En face se trouvent les télévisions généralistes, de service public, écartelées entre leur besoin d’audience, le respect de leur concession et la complexité de leurs processus de production, souvent intégrés à l’interne. Plus lentes à la réaction, ces chaînes s’appuient sur des ingrédients qui ont fait leur preuve, jusqu’à aujourd’hui en tout cas : de l’information sous toutes ses formes, du sport, des fictions, et dans les mesures des budgets disponibles, du divertissement.

Au milieu se trouve la dernière famille, redoutable car très légère, composée d’une kyrielle de chaînes thématiques ou locales, ciblées sur des communautés d’intérêts ou linguistiques, très fidèles. Ces chaînes privées ne pèsent pas très lourd individuellement, mais elles grignotent ensemble des particules de parts de marché, et représentent un ensemble hétéroclite de plus en plus important.

Et tout ce petit monde s’affronte tous les jours, avec une joyeuse férocité, en concentrant les coups dès 18h30 jusqu’à 23h00. Chaque famille pèse environ 1/3 du marché et tente de rassembler sur son offre programmatique le plus de monde possible, tantôt pour offrir des contacts aux annonceurs, tantôt pour exprimer un mandat et une concession, tantôt encore pour inciter les fidèles à payer un abonnement mensuel.

L’éclatement de l’écran TV

Avec l’explosion vertigineuse des offres télévisuelles depuis une dizaine d’année, inutile de préciser que les parts de marché sont chères à conquérir… et à garder. Le prime time est bien sous pression.

Mais il faut se rendre à l’évidence, cette situation n’est qu’un paisible avant-goût de ce que l’évolution technologique réserve au monde de l’audiovisuel.

En effet, jusqu’à maintenant, quelle que soit la férocité du combat, le modèle a toujours été le même : la télévision est un média de masse qui tend à rassembler le plus de monde en même temps devant le même contenu. Le terrain de jeu est connu.

Demain, l’offre audiovisuelle va exploser et se décliner sur de multiples écrans, qui permettront autant de consommations différentes, dans des lieux différents, sur des écrans différents et surtout… à des heures différentes.

Il ne s’agit là ni d’une vision incantatoire, ni du vieux serpent de mer de « la télé à la carte » des années « pré-bulle Internet ». Les technologies existent, elles ont quitté les laboratoires de la côte Ouest des Etats-Unis, et arrivent sur le marché, y compris en Suisse.

Le facteur clé, c’est la distribution !

Le facteur clé, c’est la distribution. Aujourd’hui, en Suisse, la télévision passe par le câble, le satellite et encore un peu par les antennes hertziennes traditionnelles. Arrive aussi une nouvelle technologie, le numérique terrestre qui permet d’envoyer, comme son nom l’indique, un signal numérique, soit une quantité nettement supérieure de données. Et puis, depuis quelques mois, se développe à une vitesse foudroyante l’ADSL, c’est à dire le haut débit qui passe par le câble et…par les fils du téléphone. Avec 600’000 abonnés ADSL en 18 mois, voilà Swisscom qui change de métier et qui devient distributeur de télévision, affrontant directement sur leur terrain les câblo-distributeurs, qui apprécient moyennement cette spectaculaire invasion! Et arrive aussi l’UMTS, c’est à dire la distribution des images sur des écrans mobiles, comme par exemple ceux de la nouvelle génération des « téléphones » portables-appareil de photos-mini caméra-écrans tv-etc…

Au-delà des descriptifs technologiques, ces distributions ont un point commun : elles se basent sur une technologie numérique, envoyée à très haut débit, qui offre une maniabilité et un confort de réception extraordinaire.

Songez plutôt que la distribution numérique qui passe par le câble ou les fils du téléphone (IPTV) permet de stocker les images de télévision qui sont diffusées par les chaînes, de les regarder en direct ou en différé, de passer très facilement sur un catalogue de films récents mis à disposition par le distributeur, d’essayer en ligne les derniers jeux 3D mis sur le marché, de consulter toutes sortes d’informations additionnelles proposées à la mode d’un super teletext, bref de regarder tranquillement les contenus choisis, à l’heure désirée. Tout cela sur le même écran TV, à l’aide d’une télécommande extrêmement simple à utiliser.

Bien entendu, cette nouvelle distribution offrira une voie de retour et donc l’interactivité si prisée par les téléspectateurs, qui pourront par exemple commander les disques ou les billets des concerts qui seront proposés durant les émissions, en direct ou en différé !

Enfin, cette distribution facilitera la consultation mobile, quel que soit l’écran choisit.

Le prime time va exploser !

Les conséquences de ces évolutions technologiques sont immenses.

D’abord elles mettent en cause la colonne vertébrale de l’audiovisuel : la logique de grille des programmes, qui conduit le téléspectateur à suivre des contenus de manière linéaire, de 7h00 du matin à 23h00 ou plus. Dès lors la fameuse pression du prime time risque d’exploser en même temps que le prime time lui-même, dans la mesure ou les téléspectateurs peuvent intervenir sur l’horaire auquel ils décident de suivre les programmes qui leur sont proposés.

Inutile de souligner l’impact potentiel de ce phénomène sur la publicité, qui se base sur la consommation collective et simultanée…

Autre question sans réponse : la mesure des ces nouvelles audiences. Comment additionner les parts de marché qui se mélangent ainsi sur ces différents écrans, comment évaluer demain, à sa juste mesure, la présence d’une télévision qui se regarde à la maison, au bureau, sur un téléphone mobile, en direct et en différé, en intégrale et en séquence ?

Enfin, de nouveaux acteurs arrivent dans l’économie audiovisuelle, annonciateurs sans doute de nouvelles alliances. Les opérateurs téléphoniques en tête, qui avec les câblos-distributeurs, vont tenter de prendre le contrôle de ces nouveaux kiosques à images, dans lesquels la télévision ne sera donc qu’un élément parmi d’autres.

La réponse de la télévision

C’est pourquoi les chaînes de télévision doivent se préparer à repenser leurs positions dans ce nouvel univers. D’abord en valorisant leurs atouts, c’est à dire les contenus. Essentiellement l’information et le sport, que les distributeurs ne pourront ni produire ni acheter facilement, contrairement à la fiction par exemple.

En réponse à ces consommations éclatées, sur de multiples écrans, la télévision se prépare aussi à la haute définition (HD), qui met en valeur le spectacle audiovisuel dans toute sa dramaturgie. C’est particulièrement spectaculaire avec les contenus sportifs. La télévision haute définition s’implantera d’autant plus facilement que la distribution numérique et les nouveaux écrans plats, déjà en vente en Suisse, permettront de l’apprécier pleinement. Et le son ambiant suivra dans la même foulée. Les prochains rendez-vous sportifs (JO d’Athènes par exemple) seront tout ou partie produits en HD.

Autre innovation importante, la télévision « enrichie » de données additionnelles, petites informations ou statistiques qui viendront accompagner les images sportives, politiques économiques, sur demande des téléspectateurs (grâce à la voie de retour) ou directement proposées par les chaînes.

La nouvelle LRTV ne s’intéresse pas beaucoup à la télévision interactive…

Certes les prudents remarqueront sans doute que tout cela n’est que musique d’avenir. N’empêche que le mouvement est lancé et il est inéluctable. Les activités web que développent les chaînes tv n’en sont qu’un minuscule avant-goût. Et d’ailleurs Internet en tant que tel, est déjà une histoire dépassée pour les télévisions. En ce sens, le combat mené en Suisse contre le développement de l’interactivité dans le service public audiovisuel est lui aussi dépassé. Car c’est à l’évidence la télévision elle-même – et sa concession – qui va devoir basculer dans ce nouvel univers ! Ce qui pose bien d’autres questions que celle de quelques recettes publicitaires en ligne.

De ce point de vue, le projet de nouvelle loi radio et télévision paraît particulièrement en décalage avec la réalité professionnelle qu’il entend réguler. Alors que ce texte a déjà été discuté au Conseil National et se présente bientôt aux Etat, on n’y trouve quasiment rien sur la télévision interactive, sur les problèmes immenses de droit d’auteur que ces nouvelles consommations ne manqueront pas de poser. Pas grand chose non plus sur la régulation des nouveaux acteurs-distributeurs. Un opérateur téléphonique qui contrôle la distribution de contenus, qui les achète pour les revendre directement à une audience, est-il un diffuseur ? Pas de précisions non plus sur la régulation des nouveaux modèles économiques qui intègrent la vente de contenus à la demande, des revenus basés sur les temps de connexion ou la facturation de prestations parallèles à la consultation des programmes ! Et que dire encore du contrôle des nouvelles formes de publicité interactive.

Le dispositif administratif de la nouvelle LRTV est sans aucun doute des plus copieux. Mais contrôle-t-il les vraies questions ?

Les grandes manœuvres ont commencé en Suisse

En Suisse, les grandes manœuvres ont commencé. Cet été, Swisscom en partenariat avec … Microsoft TV, teste un modèle assez complet de télévision interactive. Il s’agit, via la ligne téléphonique, d’un bouquet de nombreuses chaînes tv, de services de vidéo à la demande et d’applications interactives très intéressantes (fil d’info en continu, météos localisées, jeux, magasins virtuels etc…).

De son côté, la TSR propose depuis 2 ans des contenus en ligne, dont ses journaux quotidiens, et enregistre des centaines de milliers de consultations vidéos en ligne chaque mois. SSR SRG dans son ensemble s’engage aussi sur ce terrain. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas une musique d’avenir mais l’avenir tout court. Aujourd’hui, les amateurs de ce genre de technologie sont encore minoritaires. Mais demain, comment se comporteront les adolescents, qui grandissent entre SMS, MMS, MP3 et courriel, lorsqu’ils seront adultes et installés? Les téléphones mobiles n’ont qu’une douzaine d’année. Internet et sa messagerie aussi. Difficile pourtant d’imaginer s’en passer aujourd’hui  Alors comment penser que la télévision ne sera pas différente dans 10 ans ? C’est en s’y préparant résolument aujourd’hui que les chaînes de télévision existeront demain, et qu’elles évolueront en même temps que leurs audiences, avec ou sans prime time !

Gilles Marchand

Article paru aussi dans Le Temps, juin 2004

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