Gilles Marchand

La « question romande »

Préface du livre « la question romande », Fr.Chérix, Ed. Favre, mai 2009.

Il y a toujours des histoires complexes, riches et passionnantes entre une région, ses habitants et leurs médias. Des histoires de fierté, de plaisir mais aussi d’énervement ou de déception. Mais toujours des histoires de proximité affective. « Qui aime bien châtie bien », nous rappelle un célèbre dicton. C’est bien vrai!
La Suisse romande n’échappe certainement pas à cette règle. D’autant plus qu’en matière de médias, elle est particulièrement gâtée ! Voilà une région grande comme l’agglomération lyonnaise qui peut compter sur plusieurs quotidiens régionaux de qualité, sur un grand journal qui peut rivaliser avec les titres européens, sur des hebdomadaires et des mensuels de belle tenue, sur des radios privées et des télévisions locales qui se développent. A cela s’ajoute une radio publique très complète qui se décline en cinq chaînes. Et il y a la TSR, une télévision généraliste qui accompagne la Suisse romande depuis cinquante-cinq ans et qui s’exprime aujourd’hui sur trois canaux : TSR1, TSR2 et tsr.ch. La TSR, mémoire et témoin audiovisuel de toute la région romande. Tout cela pour 1’700’000 habitants, moins de 800’000 foyers !
Si l’on considère que la variété et la qualité des médias représentent un indicateur crédible de la bonne santé d’un espace culturel, alors réjouissons-nous de constater que, pour l’instant, la Suisse romande se porte plutôt bien.
Cette subtile relation mérite toute notre attention. Notamment en ce qui concerne le couple du 20ème siècle, c’est à dire le « mass media », la télévision et la société. La télévision, respectivement la TSR, est-elle toujours en phase avec la société romande ? La TSR évolue-t-elle au même rythme que son public, que ses publics devrait-on dire ? Voilà la question que nous nous sommes posés et que nous avons abordé avec l’auteur de ce livre.
Pour ce faire, nous avons inversé le modèle habituellement utilisé dans ce type de problématique. Nous n’avons pas demandé à François Cherix d’analyser les qualités et défauts de la TSR. Non, nous lui avons demandé d’observer la société romande actuelle, ses dénominateurs communs, ses élans, ses contradictions et de nous en livrer une sorte d’arrêt sur image. Pour que nous puissions ensuite travailler sur la pertinence de nos offres de programmes, de nos contenus.

En moins de cinq ans, le modèle qui a marqué cinq décennies de relation entre la télévision et la société, a été bouleversé.

Car la donne a changé. Brutalement, rapidement, à l’orée des années 2000, une nouvelle société de l’information a déboulé sans vraiment prévenir ni envoyer d’ambassade exploratoire. En moins de cinq ans, le modèle qui a marqué cinq décennies de relation entre la télévision et la société, a été mis à plat. Parallèlement au développement fulgurant d’Internet, l’offre audiovisuelle a littéralement explosé. Dans chaque foyer romand, 90 chaînes de TV sont en moyenne aujourd’hui disponibles. Des grandes chaînes généralistes, des petites chaînes thématiques, des chaînes communautaires, des programmes de service public et d’autres résolument commerciaux.
Simultanément, les contenus audiovisuels se sont répandus sur la toile à la vitesse de l’éclair. En imposant au passage de sérieuses remises en question des médias historiques installés, qui virent soudain leur réactivité sur l’information ou leur capacité créative bousculées, par de nouveaux acteurs, totalement décomplexés, inventifs et très souples. D’un seul coup, la bonne vieille télévision généraliste s’est trouvée questionnée.
Cette puissante lame de fond s’est accompagnée d’une évolution significative des comportements du public. Certes, la consommation télévisuelle passive et collective reste dominante. Mais elle est nettement plus soumise à la pression concurrentielle : la « bataille de la zappette » fait rage dans les foyers romands qui ont l’embarras du choix. Par ailleurs, de nouveaux comportements apparaissent. Comme la consultation des programmes à la carte, en séquence, en différés et même en mobilité sur des écrans portables. Ou encore comme l’envie de participer aux programmes suivis, de donner son avis, bref d’exister dans ce gigantesque univers audiovisuel.

La Suisse romande dans le peloton de tête mondial de la révolution digitale

La Suisse romande ne s’est pas tenue à l’écart de ces profonds changements. Au contraire ! Le niveau d’instruction et le pouvoir d’achat de ses habitants, la qualité de ses équipements, son ouverture internationale, ont propulsé la Suisse romande dans le peloton de tête mondial de cette révolution digitale et interactive. La nouvelle société de l’information a eu plusieurs poumons géographiques. Avec la région de San Francisco, les grands centres asiatiques, certains pays scandinaves, la Suisse romande a été l’un de ces poumons. Ce n’est sans doute pas un hasard si le web est né au CERN, du côté de Genève.
La TSR s’est rapidement adaptée à cette nouvelle situation. Dès le début des années 2000, elle a commencé à investir son troisième écran en proposant systématiquement tous ses contenus à la carte. Et comme la TSR produit elle-même de nombreux programmes, elle en maîtrise les droits et peut donc les offrir gratuitement à son public dans le monde entier. C’est pourquoi la TSR a été considérée, sur la scène francophone en tous cas, comme une télévision pionnière en matière d’interactivité.
Les programmes de la TSR se sont aussi adaptés à ce nouveau contexte, tant au niveau des thématiques traitées que du rythme narratif et de la mise en scène des contenus. En ce sens, les journaux d’actualité, Infrarouge, Nouvo, ou les émissions sportives sont des programmes représentatifs de ces années de mutation.
Parallèlement à ce formidable développement est arrivée la haute définition (HD), la très haute qualité audiovisuelle, qui est en quelque sorte la réponse de la télévision classique au fourmillement interactif. Là aussi la TSR et ses équipes se sont adaptées, relevant le gant de cette évolution majeure.
La TSR a su entrer dans la décennie de toutes les ruptures et de tous les changements. Le public romand peut donc compter sur une offre audiovisuelle multiple, qui se décline sur tous les écrans. Ce public est d’ailleurs remarquablement fidèle aux rendez-vous que lui propose la TSR. Les audiences de la chaîne ces dernières années, en témoignent aisément.

La TSR de la fin des années 2000 est-elle toujours en phase avec les saveurs bien spécifiques de la société romande  ?

Mais tous ces développements, incontournables, sont-ils suffisants à eux seuls pour entretenir cette subtile relation affective évoquée plus haut, entre la télévision et son public ? Quelles sont les permanences culturelles, qui constituent, marquent et irriguent la société romande, derrière le nouveau monde audiovisuel ? Que deviennent ces identités qui font que la Suisse romande, aussi contemporaine soit-elle, ne sera jamais ni la France ni la Suisse alémanique ?
Car là se joue un paradoxe complexe, celui de l’appétit pour le global et du besoin profond de local. Le nouveau paysage audiovisuel est mondialisé. On a accès à tout, de partout, tout le temps. Mais le besoin d’ancrage, de repères est proportionnel à cette planétarisation souvent anxiogène. Là encore se situe un double rendez-vous, parfois contradictoire, auquel doit répondre une télévision généraliste. En bref, au-delà des performances quantitatives, la TSR est-elle toujours en phase avec les valeurs et les spécificités de la société romande ? Exprime-t-elle toujours correctement son mandat public ?
Voilà les questions que nous nous sommes posés. Et voilà pourquoi nous avons proposé à François Cherix, passionnant et passionné connaisseur de la Suisse romande, de mener l’investigation qu’il dévoile dans ce livre.
La démarche de François Cherix est tout sauf « quantitativiste ». Et cela fait du bien à un média qui se mesure et se compte en permanence, minute par minute ! Cherix s’interroge à haute voix, livre une réflexion d’historien, de géographe, de sociologue. Pas de sondages ici mais des rencontres, une analyse menée à contre-courant des méthodologies marketing habituelles. Et c’est sans doute dans cette approche ouverte que réside tout l’intérêt de cette enquête. En fait, il s’agit d’une invitation au débat, à la discussion, dans laquelle la TSR se reconnaît, qui exprime aussi son mandat, et qu’elle adresse à son public.
Car l’observation des enjeux et des liens qui unissent les Romands est riche d’enseignements. Trois exemples parmi les différents constats effectués par François Cherix :

Les Romands s’investissent dans le destin national

Les Romands ne sont pas des minoritaires rebelles, mais soucieux de l’alliance fédérale et garants du système. Ainsi, la Suisse romande constitue un élément stabilisateur vital pour la Confédération. Et, contrairement aux apparences ou aux clichés, les Romands s’investissent dans le destin national. Ils incarnent souvent un facteur d’équilibre indispensable entre les diverses forces qui travaillent le pays. De plus, la Suisse romande apporte aussi une contribution majeure à l’économie suisse, à sa vitalité, à sa créativité.
Dans ces quelques traits, on retrouve le rôle que jouent la radio et la télévision suisse romande au sein de la SSR. La TSR est moins puissante que sa cousine alémanique. Mais elle a développé, au fil des années, un savoir-faire spécifique qui n’a pas à rougir du professionnalisme indiscutable qui caractérise les studios de la « schweizer fernsehen ». La SSR ne peut ainsi imaginer sa politique en matière de films de fiction ou documentaires, sans l’engagement de la TSR. Dans un autre registre, aucune campagne nationale de communication ne peut se concevoir sans utiliser les écrans publicitaires de la TSR.
L’attachement fondamental de la TSR à la dimension confédérale du service public audiovisuel est bien réel. Et ce n’est pas uniquement parce que la clé de répartition des moyens de la SSR est favorable aux régions minoritaires ! Par ailleurs, nul doute que la grande ouverture de la Suisse romande aux influences culturelles françaises, qu’aucun dialecte ne vient freiner, donne une saveur particulière à l’ombrelle suisse.

La Suisse romande est une région ouverte

Terre de passages, terre de carrefours, petite, souvent dépendante, habituée à composer, à s’adapter, la Suisse romande s’est construite par des stratégies d’ouverture. Ouverture aux autres d’abord avec des flux migratoires importants et permanents. Ouverture aux débats et aux idées ensuite. Cette attitude semble bien constitutive d’une tournure d’esprit dans laquelle les Romands se reconnaissent. Sans se perdre, la Suisse romande aime regarder ailleurs, se régénérer par l’apport des autres et des horizons plus vastes, pour mieux revenir à ses fondamentaux.
Il en va de même pour la télévision. Grâce à TV5Monde qui diffuse les journaux de la TSR et diverses émissions dans le monde entier, la TSR fait beaucoup pour le rayonnement du pays, de ses idées, de sa culture. La TSR est aussi une sorte d’ambassadrice du savoir-faire audiovisuel suisse, auprès de vingt-deux millions de téléspectateurs quotidiens. Surprenante TSR qui compte dix fois plus d’audience sur la planète que dans son propre marché de base !
Les programmes de la TSR sont bien sûr influencés par ceux des chaînes françaises, toutes reçues et appréciées par les Romands. Il faut tenir la comparaison, et ce n’est pas une mince affaire ! Le budget de la seule France 2, par exemple, équivaut à celui de toute la SSR, soit dix-sept radios et sept télévisions en quatre langues. Mais si la TSR résiste à ce rapport de force déséquilibré, c’est bien entendu parce que ses productions s’inscrivent dans la « grammaire romande », tant sur le plan thématique que stylistique. Et parce qu’ils sont incarnés par des personnalités proches, appréciées par le public.

La Suisse romande est une terre de connaissance et de savoir

L’étude est la revanche de celui qui n’a ni la force, ni les grands espaces. Depuis toujours, les Romands sont curieux. En outre, ils ont développé des écoles qui accueillent le monde entier. Le goût de l’apprentissage et du savoir circule dans une région qui embrasse tout le spectre de la connaissance, de la plus simple à la plus pointue. Pôles d’excellence, centres de recherche, instituts, universités, laboratoires culturels, partout foisonnent et se mêlent les intelligences internationales et romandes de premier plan.
Ce constat trouve différentes déclinaisons à la télévision. Les programmes, d’abord, peuvent raconter les savoirs, les transmettre, donner l’envie de la découverte, en utilisant les différents rythmes aujourd’hui disponibles et les mieux adaptés aux différents médias. La plate-forme « tsrdecouverte.ch » donne quelques illustrations de ce potentiel. Mais le savoir c’est aussi le savoir-faire, audiovisuel dans notre cas. La TSR investit plus de dix millions de francs par année dans ses équipements et la formation de ses collaborateurs. Parce que sa responsabilité est aussi de garantir à la Suisse romande une capacité de production audiovisuelle à la hauteur de ce que la globalisation déjà évoquée offre aujourd’hui. Et parce qu’une région qui affaiblit sa capacité de production audiovisuelle affaiblit aussi sa mémoire.

On ne naît pas romand, on le devient !

Enfin, et c’est l’un des enseignements les plus marquants de la réflexion de Cherix, « on ne naît pas romand, on le devient ».
On naît ou on « est », c’est selon, d’un village, d’une ville, d’un canton. Mais pour chaque Romand, la conscience de faire partie d’un espace historique, linguistique et culturel commun est le fruit de la rencontre des autres et de soi, au travers de multiples expériences. Il y a dans cette connivence et ces liens pourtant forts quelque chose qui tient du processus, de l’évolution, voire de l’intégration. D’un chemin parcouru, rythmé par des séquences scolaires, familiales et professionnelles. Et évidemment médiatiques. Les médias, particulièrement la télévision et la radio « suisses romandes » sont les relais essentiels et le creuset de cette culture partagée, d’un sentiment d’appartenance, toujours à faire, toujours renouvelés.
Parlons-en ! Ce livre est une contribution au débat public.

Gilles Marchand

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