Gilles Marchand

Besoin de repères et de différence !

Les médias et particulièrement la télévision ont abordé les rivages du nouveau monde numérique, interactif et gratuit. Un nouveau monde où tout se ressemble, où tout est accessible, très facilement. Un nouveau monde ou l’abondance provoque l’indigestion. Indigestion d’informations, d’images, de sons, bref de bruit. Un monde de surabondance d’informations, d’images, de sons , (bref parfois de bruit). Alors une fois passée la gourmandise des débuts, il est temps de reprendre son souffle pour partir explorer ce nouveau monde et en apprécier les formidables potentiels.

Premier enjeu: il faut lutter contre la standardisation, l’uniformisation des offres médiatiques.

Les gratuits déferlent sur l’Europe et semblent séduire un jeune public. Tant mieux. Mais cette déferlante est pour le moins formatée. Rythme, pagination, design et brèves news, ces journaux se ressemblent au point de se confondre. La télévision n’est pas en reste. Comment distinguer une chaîne d’une autre alors que toutes programment les mêmes séries, achètent les mêmes spectacles sportifs, et traitent les mêmes informations, plus ou moins en même temps ? Et le constat est semblable pour les radios généralistes et musicales.

L’éloge de l’identité et de la différence en pleine globalisation

La parade est à la fois simple et incroyablement compliquée : il faut marquer les médias, les identifier, parier clairement sur leurs différences, même si cette stratégie se fait à contre-courant des attentes immédiates du public. Facile à dire, plus difficile à appliquer, surtout lorsque les médias ont besoin de l’adhésion du public pour vivre. Et le succès est nécessaire aux recettes commerciales comme à la légitimité d’une redevance !

Tout est affaire donc de dosage, d’équilibre entre l’ancrage et l’ouverture, entre les recettes modèles éprouvées et le risque de l’innovation, entre le confort et l’audace.

C’est un fait avéré, plus le monde se globalise, plus le besoin d’ancrage et d’identité est fort. Partout, les télévisions comme la plupart des médias labourent avec application et plus ou moins de bonheur les champs de la proximité. Dans tous les domaines de programmes, dans toutes les rubriques des journaux, dans toutes les séquences radio, on « angle local », on cherche de « l’impliquant », du « concernant ». Cette recette est efficace du point de vue des audiences, mais aussi risquée et paradoxale.

En effet, en ce qui concerne la télévision, le public a accès à d’innombrables offres. Il y a par exemple 85 chaînes par foyer romand aujourd’hui, 7 fois plus qu’il y a 15 ans. Toutes ces chaînes ne sont pas des modèles, loin de là. Mais elles aiguillonnent le niveau d’exigence et d’impatience du public. Elles demandent ainsi aux télévisions généralistes de couvrir la somme des intérêts spécifiques qui proposent par addition les chaînes thématiques.
Bref, il faut soutenir la comparaison, être à la hauteur de l’offre globale accessible à tous. Difficile d’être aussi rapide que CNN en Irak, aussi pertinent que BBC world sur le commentaire, aussi soigné que France Télévisions sur les fictions, aussi riche que TF1 dans les jeux et aussi complet qu’Eurosport dans les stades.

Dès lors, il est indispensable de se démarquer, de proposer une saveur particulière, de trier, de choisir, de porter un regard original sur le local comme sur le global. Il faut miser sur la différence et donc sur le travail éditorial.
Il faut aussi repenser le sens même de la proximité. Celle-ci ne se mesure plus en kilomètres mais en centres d’intérêts. Et ces intérêts, surtout dans une région aussi ouverte au monde que la Suisse romande, ne s’arrêtent pas sur les cimes des Alpes et du Jura ou sur les rivages du Léman.
Le repli purement local, c’est la mort lente par asphyxie, par absence d’oxygène.
Là est le premier défi du nouveau monde numérique : l’éloge de l’identité et de la différence en pleine globalisation. C’est à terme la seule stratégie payante.

Occupons l’espace public !

Deuxième axiome : les médias doivent aller à la rencontre de leurs publics, quels que soient la forme, le lieu et l’heure de ces rendez-vous. Les audiences se fragmentent, les publics deviennent infidèles, versatiles. C’est donc aux médias de se démultiplier pour être disponibles.

Tout en restant parfaitement cohérent, bien sûr. Un téléspectateur qui aime une chaîne TV et qui reçoit de la TSR un premier flash de news à 8h00 sur son téléphone portable, qui consulte ensuite l’info en continu sur le web tsr.ch dans la journée, puis croise un écran urbain TSR dans un point de vente presse quelque part en ville ou dans un bus, pour finir la soirée devant son écran plat avec un film sur TSR1, un match ou un documentaire sur TSR2 … est doit être toute la journée en contact avec la même télévision. Pas question que son identité de la TSR, son positionnement, la qualité de ses informations varient selon l’écran utilisé !

Il s’agit-là d’une affaire de distribution pour l’essentiel, de la prise en main des journaux à la multiplication des écrans en passant par le podcasting des sons. Mais reste à occuper cette distribution avec un contenu adapté. Arrivent alors deux mouvements de fond : la personnalisation du contenu et la participation du public à ce même contenu.
Une chose est sûre, les médias qui n’arriveront pas à occuper l’espace public, en animant des communautés d’intérêts, dans des contextes culturels ou géographiques définis, sont en danger.

De l’importance des recettes publicitaires…

Reste la question centrale du modèle économique. Il est fragile pour la presse écrite, en raison de la redistribution des cartes sur le marché publicitaire et de la pression exercée par les nouveaux acteurs numériques sur le « temps média » consacré aux journaux. De ce point de vue, la Suisse romande bénéficie encore d’une diversité et d’une richesse exceptionnelle en matière de presse écrite. Mais cette variété a été soutenue par des revenus publicitaires importants, en structure d’investissement (70% des investissements pub se sont longtemps portés sur la presse écrite) comme en valeur absolue (le coût/1000 est élevé en Suisse). Espérons que cela dure et que nous n’assisterons pas à une réduction trop massive de cette offre…

Côté télévision publique, le modèle de financement est mixte, 25% de recettes commerciales, 75% de redevance. Mais là aussi la situation devient critique. La redevance n’est plus adaptée au renchérissement depuis longtemps et les recettes publicitaires restent très limitées en télévision et carrément interdites à la radio et sur les plates-formes digitales de SRG SSR idée suisse.

Il devient dès lors difficile de tenir la comparaison et les parts de marché face aux puissantes chaînes françaises, allemandes et italiennes. Le budget de la seule France 2 est équivalent à celui de toute la SRG SSR (7 chaînes TV, 16 radios en 4 langues…) !

Dans une région minoritaire comme la Suisse romande, il est pourtant essentiel, sur un plan culturel, de proposer et maintenir une alternative de programmes de qualité crédible face au déferlement audiovisuel français. Ce ne sont ni M6 ni TF1 qui s’intéresseront aux subtiles saveurs de nos identités romandes… Ces alternatives ne sont crédibles que si elles arrivent à rassembler un large public. Et cela coûte cher bien entendu.
C’est pourquoi il faut rassembler les forces (entre la radio et la télévision notamment) et maintenir un modèle économique mixte (publicité et redevance).

Reste encore, pour la télévision comme pour la presse écrite, à proposer des prestations publicitaires convaincantes au marché. En utilisant les infinies déclinaisons du nouveau monde digital.
Pour participer à ce nouveau monde, les médias romands devront donc miser sur la différence, animer l’espace public et s’inscrire de manière performante dans un marché totalement numérique et fragmenté. Une sacrée aventure en perspective.

Gilles Marchand

Article paru aussi dans Entreprise Romande, 2008

Compléments multimédia

Vidéo

L’arrivée de nouveaux médias contribue aux difficultés que rencontre le secteur économique de la presse écrite. Les modèles doivent être repensés afin de mettre en commun les ressources disponibles autant pour la presse écrite que pour les médias audiovisuels. 19:30 : Presse romande en difficultés, 09.10.2009;

Audio

Télévision publique sans pub. Quel financement ? La Première : Forum, 13.02.2008

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