Gilles Marchand

La révolution digitale est un enjeu national !

Plus personne ne conteste aujourd’hui cette évidence : la consommation de la télévision se fragmente, les écrans se multiplient et les contenus audiovisuels vivent à un double rythme. Le temps linéaire et collectif de la grille des programmes d’une part, le temps séquencé et individuel de la VOD d’autre part.

Et si la télévision reste une expérience majoritairement collective et simultanée, orchestrée par des programmateurs rompus aux modes de vie de leurs publics, force est de constater le développement rapide de la consultation à la carte.

Ainsi, la télévision devient disponible partout, en tout temps, sur des écrans mobiles qui demain s’imposeront comme les principaux vecteurs de distribution audiovisuels. Particulièrement pour les jeunes téléspectateurs, nés avec Internet et les téléphones portables.
Sous la pression du marché des équipements domestiques, des opérateurs du câble et des télécoms, le mouvement s’accélère. La bascule numérique est en marche et la Suisse, comme de nombreux pays, est entrée de plein pied dans la société de l’information. Avec ses formidables potentiels mais aussi son brouhaha parfois inaudible.

Le développement numérique du service public est-il légitime ?

Au-delà des nouveaux réseaux, des tuyaux, des outils et des écrans, se posent quelques questions essentielles : quels seront les contenus qui se répandront ainsi sans limite dans toute la société, qui en seront les auteurs, dans quels buts, avec quels modèles économiques ? Ces questions agitent notre pays, en marge l’introduction de la nouvelle Loi sur la radio et la télévision, ainsi que de son ordonnance, soumise en ce moment à consultation.
Et c’est dans ce contexte que s’élèvent certaines voix, certains lobbies, qui souhaitent restreindre, voir empêcher le service public de jouer un rôle moteur dans l’évolution numérique du pays.

Pourtant, en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, dans tout le nord de l’Europe, le service public audiovisuel est encouragé à diffuser ses contenus sur toutes les nouvelles distributions, à développer une interactivité avec ses programmes et à se préoccuper donc de toutes les audiences, y compris les plus jeunes, quels que soient les écrans utilisés.

En Suisse, SSR SRG idée suisse développe, depuis déjà 3 ou 4 ans, des plates-formes interactives. Particulièrement en suisse romande. La stratégie est celle la valeur ajoutée. Valeur ajoutée aux programmes, bien entendu, qui sont tous mis à disposition sur les sites des chaînes suisses de radio et télévision, et souvent enrichis de contenus additionnels. Une valeur ajoutée qui se base sur le mandat du service public en matière de formation, culture ou divertissement.

Une situation paradoxale

Mais la situation suisse est paradoxale. D’un côté, les professionnels européens s’accordent pour saluer la qualité des offres interactives suisses. Notamment dans le domaine de l’information continue, du sport ou des archives. De l’autre, dans notre pays, ce développement est freiné, contesté, combattu même, particulièrement par les éditeurs qui craignent que le succès des plates-formes du service public empiète sur leurs offres et menace leur propre développement, particulièrement celui des recettes publicitaires. L’argument de base utilisé par ces milieux tient en une phrase : « la redevance radio et télévision n’est pas faite pour développer des plates-formes on-line ».
Il y aurait dans ce développement une distorsion de concurrence, la redevance faussant les règles du marché. Incontestablement, le principe même de la redevance va à l’encontre de ces règles de marché. Mais arrêter le raisonnement à ce niveau est un peu court ! Car la redevance est assortie d’un mandat contraignant, régulé. Et il est au contraire légitime d’utiliser la redevance lorsqu’il y a un intérêt public prépondérant. Or s’il y a en ce moment un « intérêt public prépondérant », c’est bien celui de réussir cette révolution digitale !

La réaction de défense des éditeurs est ainsi regrettable. D’abord parce le positionnement des offres interactives de la SSR, intiment lié aux contenus de base audiovisuels, ne peut se confondre avec celui des plates-formes de la presse écrite, qui jouent avec talents sur d’autres registres. Ensuite parce que ce développement correspond aussi au mandat de base de SSR SRG. Un mandat de formation, d’explication, essentiel pour accompagner notre pays dans cette nouvelle société de l’information. Un mandat qui doit permettre un accès à l’information sur tous les vecteurs utilisés. Et puis une stratégie de pure défense n’a jamais permis de gagner des positions de marché. D’autant plus que la révolution numérique mélange toutes les cartes du jeu médiatique. La presse écrite produit des contenus audiovisuels destinés à ses plates-formes multimédias, les opérateurs téléphoniques et les câblodistributeurs achètent des droits télévisuels, notamment sportifs. D’innombrables nouvelles radios et télévisions vont naître prochainement, profitant d’un accès facilité à la distribution, tant sur le plan législatif qu’économique.

Une collaboration entre les acteurs suisses, pour réussir dans le monde digital

Alors en Suisse, l’intérêt commun devrait être plutôt celui de la collaboration, du partenariat actif entre les éditeurs et le service public audiovisuel. Un partenariat inventif, efficace, contemporain, entre des acteurs qui ont fait depuis longtemps la preuve de leur savoir-faire, tant en matière de presse écrite que d’audiovisuel. Un partenariat à même de permettre à notre petit pays de continuer à exister, avec ses spécificités fédérales, dans un monde globalisé, connecté, qui ne se soucie pas des subtiles saveurs de nos identités régionales. SSR SRG est ouverte à ce partenariat, qui passe certes par une clarification du rôle des uns et des autres, mais qui ne se résume pas à l’interdiction stérile, pour le service public, de rester en phase avec les nouveaux comportements de son public.
Car il est certain que la limitation du développement multimédia du service public suisse ne favorisa pas les acteurs privés suisses mais plutôt les plates-formes internationales, dont google.ch ou yahoo.ch sont les fleurons les plus emblématiques !

Notre pays à besoin que le service public soit actif dans ce nouveau monde numérique, afin d’y défendre ses valeurs de base. A commencer par la contribution au débat démocratique et à la constitution de valeurs communautaires.
Car le multimédia favorise l’émergence de nouvelles communautés, virtuelles. Il s’agit de communautés d’intérêts, d’opinions, qui se constituent notamment en marge des émissions.
Le multimédia favorise aussi le partage de contenus. Il donne par exemple accès aux archives du service public. En ce sens, il contribue à développer un sentiment d’appartenance à une zone culturelle et linguistique du pays. Il peut devenir un accélérateur d’intégration culturelle par l’ouverture au patrimoine commun.

Un enjeu collectif majeur !

Bien entendu, le service public n’a pas le monopole de ces valeurs. Mais elles représentent le cœur même de sa stratégie, de son identité, de son mandat.
Et tous les contenus de SSR SRG qui voyagent sur ces plates-formes interactives sont soumis aux mêmes règles professionnelles, éthiques que celles qui sont appliquées à l’antenne. La régulation et les contrôles sont appliqués de la même manière. Alors au moment ou la globalisation de ce monde virtuel pose toute sorte de problèmes, comme la vérification des sources, la traçabilité de l’information, la protection de la personnalité ou le mercantilisme sauvage, les contenus de service public offrent certaines garantie pour ceux qui les consultent, en raison même du cadre législatif contraignant dans lequel ils évoluent.

Il faut ainsi laisser SSR SRG se déployer dans ce monde numérique, accomplir son mandat et en financer une part mesurée dans le marché. Il faut encourager les partenariats avec les éditeurs et avec tous les acteurs suisses de ce changement sociologique, technologique et économique majeur. Il en va clairement de l’intérêt commun. Le repli frileux et la défense de pré-carrés anciens ne sont pas à la hauteur des enjeux de la révolution numérique.

Gilles Marchand

Article paru aussi dans Le Temps, août 2006

Compléments multimédia

Vidéo

19:30 : Conflit Hebdo-TSR: Entretien avec Gilles Marchand, 16.11.2006;

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