Gilles Marchand

Smart Public…

Du big data au smart data

Le service public n’est pas hors du monde et de son temps, il doit donc être accessible à tous, partout, sur toutes les distributions. Il ne doit pas accepter de se faire enfermer dans des plateformes à accès conditionné (payant). Il doit bien entendu être performant dans le monde numérique, accompagner le pays dans cette grande bascule technologique et sociologique. Pour ce faire, il doit adapter son offre aux nouvelles consommations et attentes du public. En garantissant un accès facilité et la sécurité du traitement des données de son public. La confiance, acquise en radio et en télévision, doit se développer aussi dans les nouveaux espaces numériques. Pour ce faire, le service public adoptera une politique stricte en matière de respect de la vie privée et sera attentif à sa présence sur les réseaux sociaux. C’est en fait le passage du « big data » au « smart data ». Smart, car pour le service public, le recours aux algorithmes qui traquent, compilent et décodent la vie de celles et ceux qui laissent quelques traces digitales sur leur passage, ne se résume pas à un projet commercial. Il doit y avoir une intention au service du public. On peut ainsi identifier trois piliers à la politique « smart data » publique.

Les trois piliers du smart data

Il y a d’abord le pilier de « l’intelligence », au sens où le smart data permet de mieux comprendre l’audience, d’adapter les distributions de programmes aux rythmes de vie des publics, de choisir les investissements technologiques les plus adaptés, de comparer les solutions. Bref, de se documenter pour mieux décider. Il y a ensuite le pilier de « la communauté ». Ici le smart data est utilisé pour engager le public dans les contenus, pour lui proposer de les partager, de les commenter. De créer ainsi une communauté centrée sur des intérêts ou des perceptions. Le smart data est utile aussi à la recommandation. Celle qui permet de proposer des contenus susceptibles d’intéresser les publics, compte tenu de ce qu’ils ont regardé, lu ou écouté précédemment. Cette technique est très efficace grâce à la puissance prédictive des algorithmes. Mais en même temps, elle tend à réduire l’aléatoire, le plaisir de la découverte imprévue, le butinage au gré des rencontres médiatiques improbables. En clair, l’hyper recommandation enferme aussi. Elle met en cage la curiosité. C’est pourquoi le service public devrait utiliser les algorithmes de recommandation avec une grande précaution… Le troisième pilier du smart data est celui de la production journalistique. On parle ici de datajournalisme, de journalisme participatif et citoyen. Là encore, les données doivent être utilisées avec une certaine réserve. Celle qui permet par exemple de bien réfléchir à l’exploitation journalistique de données « hackées ». La participation du public dans la fabrication des contenus est certainement un formidable outil de fidélisation, d’engagement, de loyauté envers les chaînes publiques. Mais il impose en retour un rôle de « gate keeper » du service public. Il faut bien sûr se prémunir contre toute tentative de manipulation ou d’instrumentalisation. Il faut aussi souvent remettre en contexte, en perspective, les contributions du public. La confiance portée au service public se situe donc non seulement au niveau de sa production, mais aussi de la qualité de son tamis, de son filet. Cela dit, cette transformation numérique est également indispensable pour garder le contact avec les jeunes audiences et en aucun cas le service public ne doit assister à ce bouleversement majeur en spectateur. Il doit au contraire être un acteur de cette mutation, en y apportant ses valeurs et sa responsabilité. Autant sur le plan de sa production éditoriale, des programmes, que de l’organisation même de l’entreprise de service public.

Une mutation complexe

Le temps de l’organisation en silos étanches, jalousement protégés, est révolu. On assiste ainsi, contrainte ou souhaitée, à une grande mutation. Le passage d’une logique verticale, autoritaire, linéaire, à des systèmes horizontaux, participatifs, séquencés. Cette mutation est très complexe à vivre dans des grands ensembles, qui rassemblent des milliers de collaborateurs et qui ont des rythmes de production quasi industriels. Les modèles historiques des entreprises de service public sont encore marqués par l’organisation normative des processus, la planification à long terme des investissements et des ressources, les conventions collectives de travail, la prévision la plus poussée possible de l’activité. Or, toutes ces valeurs doivent être repensées dans la société numérique, qui privilégie l’expérience, les systèmes évolutifs et agiles, l’imprévu utile. Ce passage ne se fait pas sans déchirements sociaux. Les savoir-faire sont questionnés, les catégories professionnelles bousculées, la valorisation du travail se fixe sur de nouvelles compétences, la sécurité du travail patiemment acquise durant des années est aujourd’hui complètement remise au cause par les modèles numériques, dont Uber est l’étendard bien connu. Alors finalement, l’efficience des entreprises publiques se mesurera aussi à leur capacité à s’intégrer à ce nouveau monde, sans oublier au passage ce qui les distingue évidemment des acteurs purement commerciaux.

 

 

book-07210776Article extrait du livre « Médias publics et société numérique » éditions Slatkine Genève 2016, auteurs, Patrick-Yves Badillo (coord.), Dominique Bourgeois, Ingrid Deltenre, Gilles Marchand

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