Gilles Marchand

TSR / M6 suisse, des années de combat

La SSR/TSR se bat contre les fenêtres publicitaires depuis plusieurs années, considérant qu’elles génèrent une concurrence déloyale et affaiblissent les médias romands.

Depuis plusieurs années, Métropole Télévision diffuse en Suisse romande le programme français « M6 » grâce à deux signaux distincts : un premier signal transmet le programme M6 destiné aux téléspectateurs français. Ce signal peut être capté par les téléspectateurs et câblo-opérateurs suisses romands – qui le redistribuent – grâce au « débordement naturel », techniquement inévitable ; un second signal est utilisé par Métropole Télévision depuis 2002 pour diffuser le programme M6 (mêmes films et séries que la diffusion française) avec des fenêtres publicitaires suisses (signal « M6 Suisse »). Or, les contrats de licence concernant les films et séries télévisées, en particulier les productions américaines, sont généralement limités territorialement. Ainsi, les contrats conclus par M6 n’autorisent la diffusion des œuvres audiovisuelles concernées en général que sur le territoire français.

Depuis l’ouverture de cette fenêtre publicitaire, La SSR/TSR a considéré la diffusion du signal M6 Suisse comme une violation de la loi sur le droit d’auteur (LDA) et de la loi contre la concurrence déloyale (LCD), dans la mesure où la diffusion de ce deuxième signal spécifiquement destiné à capter des ressources publicitaires suisses, excède les limites territoriales fixées par les ayants droit et engendre une distorsion de concurrence.

De l’avis de la SSR/TSR, la diffusion du signal M6 Suisse viole l’exclusivité des droits de diffusion dont bénéficie la SSR/TSR et permet à M6 d’engendrer des recettes publicitaires sans verser de rétribution supplémentaire aux ayants droit des films et séries achetés spécifiquement par la TSR  et diffusés en Suisse romande.

Des enjeux majeurs pour tous les médias romands

La SSR/TSR considère donc cette situation comme injuste et dangereuse. En effet, les fenêtres publicitaires suisses sont de nature à affecter fortement un marché publicitaire suisse romand déjà très tendu. A terme, de telles fenêtres risquent d’entraîner une diminution sensible des recettes publicitaires de la SSR, bien sûr, mais aussi des autres médias suisses qui investissent dans le marché romands et qui permettent, notamment aux artistes romands de se produire, aux auteurs de travailler ou aux réalisateurs de tourner des films. Car divers effets consécutifs à l’invasion des fenêtres publicitaires françaises sont prévisibles.

Pression sur les prix de la pub

Il y a tout d’abord un écart important entre le volume de publicité diffusé par la fenêtre d’M6 et le volume réellement vendu. Cet écart signifie que les annonceurs obtiennent en fait de la diffusion publicitaire gratuite.

Cette masse de volume gratuite peut évidemment doubler si d’autres diffuseurs commerciaux envahissent le marché romand, comme par exemple TF1.

La gratuité de la publicité entraîne fort logiquement une pression immédiate et massive sur les prix de la pub et fragilise l’économie des médias qui ont besoin de ces recettes commerciales pour investir dans leurs contenus. Ce phénomène peut toucher la TSR, bien entendu, mais aussi les télévisions locales et régionales privées.

Transferts des investissements pub de la presse écrite vers les fenêtres TV ?

Le deuxième effet impactera probablement la presse écrite. Ce secteur est encore dominant du point de vue de la structure des investissements publicitaires. Les annonceurs investissent plus dans la presse écrite que sur les médias électroniques. Mais la presse écrite traverse une crise sans précédent. Sa situation économique est extrêmement fragilisée et attaquée, notamment par les nouveaux médias. Le développement massif des fenêtres publicitaires va créer un appel d’air en faveur du média TV, particulièrement en faveur de ces fenêtres. Cet appel d’air va affaiblir encore plus le modèle économique de la presse écrite et par conséquent des divers secteurs économiques qui en dépendent.

Le modèle des droits de la fiction ou du sport en question

Enfin, l’exploitation commerciale de contenus  audiovisuels sur des territoires pour lesquels les droits de ses contenus n’ont pas été acquis, et même ont été vendus de manière exclusive à d’autres diffuseurs, met en question tout le principe de la commercialisation des droits. Prenons l’exemple des droits sportifs. Les droits des matchs de la prochaine coupe du monde de Foot, ont ainsi été vendu par la FIFA à la SSR, de manière exclusive pour le territoire suisse. M6 les a partiellement achetés pour la France (avec TF1). Que va-t-il se passer si M6 commercialise des pubs suisses, sur son signal spécifique suisse, autours des matchs de la coupe du monde de foot ? En d’autres termes, comment les propriétaires de droits vont-ils protéger les licences qu’ils vendent de manière exclusive ? Et comme la fiction et le sport vivent d’abord de la commercialisation des droits de diffusion, c’est tout leur modèle de financement qui est ainsi questionné.

Pour la SSR/TSR l’ouverture de fenêtres publicitaires doit dès lors se faire dans des conditions de concurrence équitables, notamment avec l’achat des droits de programmes exploités sur le plan commercial.

Une – très – longue procédure

La requête de mesures provisionnelles déposée par la SSR/TSR en janvier 2002 a été rejetée par les instances cantonales de Fribourg (Tribunal cantonal et Cour d’appel). Dans son arrêt du 24 mars 2003, la Cour d’appel a néanmoins admis un point décisif, à savoir que le signal M6 Suisse constitue une deuxième diffusion distincte du signal français, opérée sans l’autorisation des titulaires du droit d’auteur, donc en violation de la LDA. La Cour a ainsi considéré que la licence exclusive de la SSR/TSR sur certaines œuvres était dévalorisée par la diffusion concurrente de M6 des mêmes œuvres avec des fenêtres publicitaires destinées au public suisse sans autorisation des auteurs, et admis la légitimation active et l’intérêt à agir de la SSR/TSR sous l’angle de la LCD.

L’action au fond a été introduite par la SSR/TSR le 17 novembre 2003 devant le Tribunal cantonal de Fribourg (action en cessation du trouble, en constatation de droit et en dommages-intérêts). Le 21 mars 2005, le Tribunal a limité la procédure aux questions de principe de la violation ou non de la LDA et de la LCD, ainsi que de la qualité pour agir de la SSR/TSR.

Le 29 août 2007, le Tribunal fédéral (TF) a reconnu à la TSR la qualité pour intenter en son nom propre les actions fondées sur la LDA et faire constater une violation de la LDA.

Le 12 février 2009, le Tribunal cantonal de Fribourg a admis l’action de la TSR sur le principe. Il a ainsi constaté que la diffusion spécifiquement destinée au public suisse, notamment du fait des fenêtres publicitaires, d’œuvres audiovisuelles pour lesquelles M6 ne détenait pas de droits de diffusion pour la Suisse, violait la LDA et la LCD.

Le 12 janvier 2010, le TF, siégeant dans une composition identique à celle qui avait reconnu à la TSR la légitimation pour faire valoir une violation de la LDA et de la LCD,  a admis le recours de M6, dans une décision prise à quatre juges contre un (dans un rapport de minorité, l’un des juges a soutenu la justesse du point de vue de la TSR).

La décision du TF janvier 2010

En matière de droit d’auteur, le TF a admis que la théorie de l’Etat d’émission (ou du pays d’origine) s’applique à la diffusion par satellite. Cela signifie que l’auteur autorise la diffusion de son œuvre selon les règles du pays où se situe l’origine de la transmission vers le satellite ; une fois cette autorisation donnée, il n’a pas à autoriser, en plus, la réception dans les pays couverts par l’empreinte du satellite. Selon le TF, une exception à ce principe ne se justifie pas dans le cas présent. Le TF considère en outre que le contenu des publicités (suisse ou français) est indifférent sous l’angle du droit d’auteur ; ce qui importe, c’est que les auteurs ou leurs ayants droit aient autorisé les interruptions publicitaires pendant la diffusion de leurs œuvres. Aucune violation de la LDA ne pouvant être reprochée à M6, le TF estime que les agissements de M6 ne constituent pas un acte déloyal et illicite au sens de la LCD.

On notera que dans la mesure où cette décision retient que la législation suisse sur le droit d’auteur n’est pas applicable au litige, elle semble contredire l’arrêt rendu par le TF le 29 août 2007, lequel se référait explicitement au droit suisse.

L’enjeu culturel

Au delà des argumentations juridiques, force est de constater que le marché peut être profondément et durablement bouleversé par la décision du TF. Alors que les médias traversent une véritable crise existentielle, consécutive au changement d’habitude des lecteurs, auditeurs, téléspectateurs et au développement massif des offres interactives, cette décision porte un coup très dur à tout le secteur.

Les fenêtres ne réinvestissent rien dans le marché qu’elles exploitent (on parle de 50M bruts rien que pour M6 Suisse). Alors, avec des médias romands affaiblis, on peut se demander qui, demain, pourrait investir dans la fiction, le documentaire romand. Qui aura les moyens d’engager et de former dans la durée des journalistes, réalisateurs. Qui donnera du travail aux sociétés de productions indépendantes qui se débattent tant bien que mal dans un petit marché ? Derrière ce combat se pose une fois de plus la question de la capacité de production culturelle de la Suisse romande. Une capacité fragile mais si importante pour l’identité de cette région francophone minoritaire. Une question majeure qui est posée à tout le monde.

Gilles Marchand

Article paru aussi dans le magazine « Culture Enjeu », mars 2010

Compléments multimédia

Vidéo

La TSR gagne contre M6. Il n’est plus possible de commercialiser des programmes pour lesquels on refuse de payer les droits de diffusion pour la Suisse. Cette pratique déloyale affecte tous les médias de Suisse romande en générant une perte de recettes publicitaires, 18.02.2009;

Audio

La RTS perd la bataille des recettes publicitaires face à M6. La Première - Forum, 12.01.2010

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