Le monde change, la télé aussi
Les 5 attitudes qui vont bouleverser nos relations à l’image et à la télévision.
Les intuitions, décrites dans ces colonnes il y a quelques mois, se sont confirmées. La grande bataille de l’audiovisuel est en marche, les nouveaux acteurs se positionnent à coup de rachat ou d’investissements considérables, aussi bien dans le domaine des contenus que de leur distribution. Swisscom annonce le démarrage de la vidéo sur l’UMTS (téléphone mobile), et a déjà expliqué ses intentions, ambitieuses, pour bluewin tv. Cablecom, de son côté, ne reste pas les bras ballants et dépose une demande de concession pour agréger et distribuer des contenus audiovisuels. D’autres câblo-distributeurs, comme Télégenève / Naxoo, par exemple, se lancent aussi dans cette voie. Quant aux chaînes nationales TSR, SFdrs et TSI, elles se préparent à distribuer leurs contenus sur toutes ces plates-formes.Mais cette passionnante partie ne peut se jouer sans une forte demande du public. Il faut ainsi quitter un moment le terrain des stratégies d’entreprise et des « business model » pour observer les comportements et les attentes des téléspectateurs, notamment des jeunes. On distingue alors 5 attitudes, qui vont sans doute bouleverser progressivement nos rapports à l’image et à la télévision, dont celle de service public !
Acte 1 : Avec moi !
La télévision passive a vécu. Depuis quelque temps, le public prend de plus en plus de place dans les émissions, dans leur déroulement, en votant, en donnant son avis, en jouant, bref en participant. Les chaînes accueillent avec intérêt cette envie de participation, dans la mesure où elle garantit une certaine fidélité aux émissions concernées, qui d’ailleurs se déclinent souvent en épisodes. Nous sommes ainsi en train de passer tranquillement de la télé-réalité à la « télé-action ».
Cette interaction avec l’émission ne se limite pas à une dimension ludique ou récréative, elle est aussi, pour qui veut le voir, source de contenu intéressant : des émissions de débat d’actualité, comme « Infrarouge » sur la TSR par exemple, suscitent la création de nouvelles communautés qui rassemblent plusieurs milliers de membres et qui débattent passionnément avant, pendant et après l’émission de la semaine. Il y a aussi le recours fréquent aux sms dont le principal mérite et de donner une sorte de prise de température impressionniste de l’état d’esprit ambiant, à propos du thème débattu.
Et un nouveau phénomène émerge : la participation du public à la confection même de certains formats tv à travers l’utilisation de vidéos, amateurs, qui viennent rythmer des écritures télévisuelles professionnelles.
Le fait est que d’une manière ou d’une autre, le public demande avec insistance une sorte de droit de participation à la télévision, une appropriation des contenus diffusés. Cette pression forte va accélérer l’arrivée de technologies interactives favorisant la fameuse voie de retour.
Acte 2 : Quand je veux !
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il prend de l’ampleur. On peut par exemple parier que PVR (personal video recorder) sera une des stars des ventes de Noël. Il s’agit donc de sélectionner, y compris à distance, et enregistrer, extrêmement facilement, les programmes de télévision afin de les regarder en léger ou complet différé, selon les besoins de nos modes de vie. C’est tout le concept du direct, moteur de la télévision et de ses recettes publicitaires, qui est en jeu.
Regarder le 19h30 à 19h45, puis rattraper le direct vers 21h00 en sautant automatiquement quelques génériques ici ou publicités là, voilà ce que le public pourra demander afin de faire coexister ses multiples vies professionnelles, familiales, sociales, récréatives. Le développement sera foudroyant si les technologies sont simples à utiliser. Public cible des fabricants aujourd’hui : ceux qui ne savent pas comment visionner une VHS. Si ces réfractaires de la télécommande arrivent à utiliser les PVR, alors le succès populaire sera au rendez-vous ! Pour certains inconditionnels, « la » télévision deviendra « ma télé », celle qui sera composée du meilleur trouvé, sélectionné et enregistré dans les divers programmes du jour ou de la semaine. Les PVR courants peuvent ainsi enregistrer sans problème, aujourd’hui déjà, des centaines d’heures de programmes.
Acte 3 : Rien que pour moi !
Imaginez un Grand Prix de formule 1. Au bout du 25ème tour, le pilote en tête est victime d’une panne de moteur. Vous vous demandez peut-être si c’est « la faute à pas de chance » ou si cette marque de bolide un problème en série. Rien de plus facile, vous pointez la télécommande sur la voiture en question, ou tapez un numéro sur votre télécommande et une fenêtre s’ouvre en haut à droite du téléviseur. Apparaissent diverses informations statistiques sur la voiture, le pilote, le circuit etc… Informations qui sont aussi celles dont dispose le journaliste sportif qui commente le Grand Prix que vous regardez. Ce qui ouvrira d’ailleurs un autre débat, sur le type de valeur ajoutée du commentaire.
Science fiction ? Pas du tout. La TSR a fait une expérience équivalente avec le CIO et quelques partenaires durant les Jeux de Salt Lake City.
Au-delà de cet exemple, c’est bien de la personnalisation du contenu audiovisuel dont il est question. La météo en Suisse c’est bien, en Suisse romande c’est mieux, dans mon canton, c’est encore mieux, mais ce que je veux, c’est le temps qu’il fera dans deux jours au-dessus de mon chalet. Voilà la demande future du public. Il est plus que probable que la chaîne qui arrivera à proposer cette météo, aura plus de téléspectateurs durant le journal qui la précède et le film qui la suit !
C’est aussi un terrain d’exploration fantastique pour la publicité qui, à terme, déclinera ses messages en fonction du profil de l’audience au fur et à mesure de la journée.
Acte 4 : Où je veux !
C’est certain et c’est le prochain grand bouleversement : les écrans vont sortir des maisons, quitter les salons.
Il y aura d’une part les récepteurs tv mobiles, qui accompagneront le public là où il se trouvera. De diverses tailles et poids, ces écrans vont prendre une grande place dans la vie quotidienne. Demain, nous regarderons en direct la finale du 100 m, où que nous soyons, car nous aurons un petit écran mobile. Demain, les pendulaires des grandes villes ne se satisferont plus des journaux gratuits. Ils regarderont les infos comme ils écoutent la radio aujourd’hui avec leurs baladeurs. Pour autant que la maniabilité, la portabilité soient adéquates, et le prix accessible, la demande sera immense. La distribution numérique terrestre, qui arrive en Suisse romande l’année prochaine, rendra possible cette mobilité.
Mais on assiste d’autre part à un second mouvement : les écrans arrivent dans les villes, peuplent les espaces publics, s’intègrent plus ou moins heureusement dans les environnements urbains. On les trouve déjà dans les gares, les bus s’y intéressent, certains commerces aussi. Aujourd’hui, les messages publicitaires squattent ces écrans. Mais demain ? Comment ne pas imaginer que des contenus courts, conçus pour ces consommations fragmentées, ne voient le jour ? Création pure et simple ou déclinaison de contenus existants, peu importe, il y aura du contenu sur ces écrans car le public le demandera.
La mobilité grandissante de nos sociétés sera ainsi accompagnée par la mobilité des images.
Acte 5 : tout, en même temps !
Finalement, cette société de l’image concentrera diverses fonctionnalités dans un seul écran. Et c’est bien cette concentration qui est la source de tous les appétits marketing. Il est clair que l’écran, fixe ou mobile, nous offrira très vite la télévision (en direct ou en différé, à la carte), des catalogues de films (plus ou moins récents), des jeux (individuels ou collectifs), des services (plus ou moins personnalisés) et surtout l’accès total à la consommation à distance. Pas uniquement à la téléphonie, mais à tous les biens de consommation courante qui seront présentés et commandés par la magie d’un simple bouton sur la télécommande.
L’écran sera donc partagé…et la lutte sera chaude pour en occuper un morceau ! Y compris pour les télévisions. C’est ce qu’on bien compris les nouveaux acteurs de l’image, cablo-distributeurs comme opérateurs téléphoniques, qui ne vont sans doute pas perdre du temps – et de l’argent – à produire des contenus. Ils se concentreront sur l’agrégation de contenus existants et sur la gestion du partage de l’écran. Un formidable enjeu économique.
D’accord, mais tout cela pour quoi au juste ?
A première vue, le tableau ainsi dressé peu sembler désolant : une connexion permanente, des écrans mobiles et une incitation constante à utiliser – et payer – des services dont le besoin réel n’est pas évident.
De même, lorsque l’on rassemble les chapitres de ce bref panorama (avec moi !, quand je veux !, rien que pour moi !, ou je veux ! tout en même temps !…), ne se retrouve-t-on pas devant le portrait robot de l’enfant gâté, égocentrique et insupportable ?
Est-ce bien le sens de cet immense changement sociologique en route ?
Non bien sûr, il y a autre une face à cette aventure contemporaine. Celle des nouvelles communautés, d’idées, de valeurs ou d’intérêts.
La mobilité audiovisuelle et la connexion peuvent aussi être de formidables instruments d’intégration, de rapprochement entre des groupes sociaux que beaucoup de chose divisent aujourd’hui, à commencer par l’accès aux savoirs.
Le sentiment d’appartenance à un groupe, à une région, à un espace culturel, doit aussi s’exprimer sur ces nouveaux supports. Car le risque est grand de laisser ces nouveaux champs à des intentions purement consuméristes. C’est pourquoi il faut investir sans attendre ces nouveaux territoires avec des contenus, de l’information, du transfert et de l’échange de compétences, du débat, de la convivialité. Certes, le service public n’a absolument pas le monopole de ces contenus. Mais il les produit déjà aujourd’hui et sait comment les distribuer sur ces nouveaux écrans. Et le service public a un mandat, une concession, il doit rendre des comptes au public à ce sujet. Il faut qu’il puisse le faire demain sur tous les écrans. Cela relève, je le crois vraiment, d’un intérêt commun.
Gilles Marchand
Article paru aussi dans Le Temps, décembre 2004
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