La Suisse a aussi besoin de médias de service public, solides et durables
Article d’opinion, GILLES MARCHAND DIRECTEUR GÉNÉRAL, SRG SSR (parution le 05.07.2023 dans Le Temps)
La question des médias et de l’information est aujourd’hui de première importance. Elle est centrale pour la bonne santé de sociétés qui se fragmentent et voient se multiplier les minorités divisées. Elle est décisive pour la compréhension d’un monde complexe, interconnecté, où les réseaux sociaux ont instauré le primat de l’immédiateté et de l’émotion. Et elle est sans doute vitale pour une Suisse dont le destin repose sur la force de sa démocratie directe.
Dans ce contexte, Emmanuel Garessus déplore dans sa «Lettre libérale» (Le Temps en ligne, 27.06.2023) la perte de confiance dans les médias, qu’il impute aux interventions de l’Etat désireux de promouvoir ses politiques. De son point de vue, seul le marché favorisant une critique plus acérée des élites ravivera l’intérêt des consommateurs. Et donc sans surprise, sa solution consiste à couper les ailes de la SSR dont la domination empêcherait le succès des acteurs privés.
Ce plaidoyer politique, qui convoque de vieux combats entre public et privé, s’appuie sur le rapport annuel 2023 de l’Institut Reuters, tout en oubliant un point central de cette enquête: même si le crédit global accordé aux médias suisses ne dépasse pas 42%, le public suisse fait massivement confiance aux informations de la SSR, à plus de 70%! L’étude de Reuters montre aussi que le public très large de la SSR n’est pas marqué politiquement. Ce public apprécie des programmes où toutes les tendances sont représentées. Cela explique sans doute en grande partie la confiance dont bénéficie la SSR. Lié par son mandat, régulièrement audité à ce sujet et respectant des processus de médiation comme de recours, le service public doit être attentif à la qualité générale des informations, aux équilibres. Une exigence qui génère la confiance. On ne peut pas résumer cet enjeu à une seule affaire de consommation.
D’autre part, les révolutions technologiques ont considérablement fragilisé la presse écrite, ainsi que les radios et les télévisions généralistes. La publicité a migré sur les plateformes numériques. Et nombreux sont celles et ceux qui privilégient les contenus gratuits cueillis sur leur smartphone. Ils préfèrent aujourd’hui payer pour un accès que pour un contenu. Pour les médias tenus à la rentabilité économique, la course à l’équilibre tend à devenir une recherche épuisante de contacts et d’attention.
Dès lors, considérer que le marché ne serait par définition qu’une source de créativité positive est, dans ce domaine, hasardeux. La bataille pour la visibilité et l’impact à tout prix peut aussi dégrader la qualité du débat public. C’est l’économie de l’attention. Dans cette spirale dangereuse, le service public ne doit pas s’effacer, mais au contraire jouer pleinement son rôle, solide dans l’information et la diversité, durable, ouvert à la discussion. Y compris en améliorant constamment ce qui doit l’être. Son affaiblissement aggraverait sans aucun doute la défiance généralisée contre les médias qu’Emmanuel Garessus fustige. Ce constat est partagé dans toute l’Europe.
En Suisse, l’étroitesse du marché complique encore la situation. Le démantèlement du service public créerait des régions semidésertiques sur le plan médiatique, que se dépêcheraient d’investir des diffuseurs étrangers et des plateformes internationales, pour l’essentiel américaines. Sans l’engagement de la collectivité, via le réinvestissement du service public, les productions locales seraient durement affaiblies. Et il n’est pas seulement question de l’information, mais de vastes domaines essentiels pour la cohésion d’une société. Que deviendraient la culture, la musique, les films, le sport, la musique, sans la SSR?
Ces secteurs ne peuvent être refinancés dans le marché national, subdivisé de surcroît en plusieurs langues. Quel opérateur extérieur s’y intéresserait et avec quelles compétences? Le service public, lui, doit irriguer la diversité suisse, dans de nombreux domaines.
En réalité, en démocratie, l’engagement de la collectivité publique ne fait pas obstacle au développement de médias vivants, attractifs et de qualité. Il ne faut pas se tromper de combat ni d’adversaire. La société numérique génère ces grands bouleversements. Dans nos sociétés atomisées, le vrai danger est la disparition de l’intérêt général. Chacun tend à conditionner son respect des institutions à la satisfaction de ses attentes personnelles. Or, l’intérêt général n’est jamais la somme des intérêts particuliers. Autrement dit, la démocratie a besoin d’espaces, de compromis et de solidarités pour transcender ses contradictions, produire du sens et de la bonne gestion. C’est là qu’intervient le service public, encadré par la loi. Il n’est pas la voix de l’Etat, mais la garantie que toutes les diversités du pays pourront se faire entendre. Un espace médiatique respectueux des opinions, mais aussi des faits et des chiffres vérifiés. A l’ère des vérités alternatives et au moment où nous devons apprendre à vivre avec l’intelligence artificielle et le «data business», la présence de médias de service public solides et fiables n’est vraiment pas un luxe pour la collectivité!
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