«Notre avenir sera alors encore plus difficile»
— Le débat sur le service public audiovisuel suisse et son financement repart de plus belle. Large tour d’horizon, dans Bilanz, avec Gilles Marchand, le directeur général de la SSR. Une interview de Bastian Heiniger, publiée le 23 juin 2022 sur www.handelszeitung.ch/bilanz —
Gilles Marchand, le directeur de la SSR, parle des nombreux départs de l’entreprise, de la menace de l’initiative «200 francs ça suffit», et explique pourquoi SRF mise davantage sur YouTube & Co.
Bilanz: Monsieur Marchand, que feriez-vous avec 135 francs?
Gilles Marchand: Je profiterais d’un bon repas avec des ami.es. Plus nous passons de temps sur les écrans, plus le contact humain direct est important.
N’avez-vous pas un sentiment de déjà vu? Il y a cinq ans, vous entriez en fonction et combattiez l’initiative «No Billag». Et voilà qu’une nouvelle initiative demande de réduire la redevance média de 335 à 200 francs…
Rien ne s’oppose à une discussion sur le service public. Cependant nous en avons déjà parlé en 2017 et en 2018, et ce de manière plus intense que nulle part ailleurs en Europe. J’ai en effet un sentiment de déjà vu, mais ce débat est aussi pour nous une chance de montrer notre valeur.
Le peuple s’est prononcé à 71 % contre la première initiative. N’avez-vous ensuite pas assez pris au sérieux la critique?
Nous avons tenu toutes nos promesses. Nous avons dit que nous ferions plus pour les jeunes; c’est ce que nous avons fait, et avec Play Suisse, nous avons lancé une plateforme nationale de streaming. Nous avons dit que nous voulions gagner en efficience; c’est aussi ce que nous avons fait, et nous avons déjà économisé plus de 100 millions de francs. Nous avons établi des coopérations avec des médias privés et fait encore plus pour la dimension suisse, avec des séries comme «Wilder» ou encore «Tschugger».
Apparemment, cela ne suffit pas.
De nombreuses personnes souhaitent le maintien de la SSR, telle qu’elle est. Mais nous devons regarder vers l’avenir.
La discussion actuelle est surtout politique. D’aucuns prétendent que la SSR est trop versée à gauche…
S’agissant de «No Billag», la pression n’était pas seulement politique. Cette fois par contre, l’initiative semble très politique et est le fait particulier des cercles UDC. Nous avons encore quelques années devant nous avant qu’elle ne soit éventuellement portée aux urnes, et je suis convaincu que nous pouvons à nouveau démontrer la qualité globale de notre offre.
La SSR est-elle trop à gauche?
Non. Franchement, nous pouvons dire que nos contenus, analysés sur une longue période, sont équilibrés. Des analyses sont régulièrement réalisées par des instances indépendantes, comme le Fög (centre de recherche public et société de l’Université de Zurich, ndlr), et elles le confirment.
Même si l’objet ne devait être porté aux urnes que dans cinq ans, une épée de Damoclès plane sur vos projets de modernisation…
Nous ne pouvons pas stopper tous nos projets en raison d’une initiative; ce ne serait pas professionnel. Nous savons que cette menace existe, mais nous travaillons indépendamment de cela et nous allons continuer notre modernisation. Avec le coronavirus et la guerre, il est essentiel que la population reçoive des informations factuelles et indépendantes.
Si cette initiative devait être acceptée – et cette fois le risque est plus grand – le modèle décentralisé de la SSR serait-il encore tenable?
L’initiative implique de diviser par deux le budget de la SSR. Avec une demi-SSR, nous ne pourrions plus proposer la même offre; le modèle décentralisé serait en danger. Mais nous travaillons aussi avec de nombreuses entreprises privées, qui en pâtiraient également. Selon une étude de l’institut bâlois BAK, réalisée sur mandat de l’OFCOM, pour chaque place de travail à la SSR, une autre place est concernée en dehors de l’entreprise.
Après vous être déjà imposé un programme d’économie, vous voulez encore économiser 50 millions supplémentaires d’ici 2024. Et voilà que l’an dernier, vous avez dépensé 50 millions de plus… Qu’est-ce qui ne tourne pas rond?
Comparer les chiffres 2021 à ceux de l’exercice précédent n’est pas sérieux. En 2020, coronavirus oblige, de nombreuses manifestations sportives d’envergure, telles que les Jeux olympiques ou encore les Championnats d’Europe de football, ont dû être reportées. En 2021, les coûts de production ont donc été plus élevés. Il faut plutôt comparer avec les chiffres de 2019 pour dégager une tendance claire.
Et quelle serait cette tendance?
Nous avons réduit de 117 millions nos charges d’exploitation entre 2018 et 2021; un train de mesures d’économie découlant d’un marché publicitaire en régression. Aujourd’hui, ce marché continue de se contracter et c’est pourquoi nous prévoyons d’économiser encore 50 millions d’ici 2024, aussi pour investir dans la transformation de la SSR.
Selon vous, où se situe le plus grand potentiel d’économie?
Nous agissons au niveau de nos infrastructures et de nos coûts administratifs, qui sont déjà bas. Ensuite, nous investissons dans nos sites pour gagner encore en efficience. Concrètement, nous les modernisons et réduisons ce faisant nos surfaces de 25 %. Enfin, nous adaptons nos processus de production pour qu’ils soient moins chers.
D’aucuns prétendent que vous faites des économies et qu’en même temps, vous augmentez jusqu’à 20 % les salaires des cadres en intégrant désormais au salaire fixe les bonus liés à la performance.
Ce n’est pas exact. Les salaires des cadres n’ont pas augmenté; nous avons simplement adapté notre système salarial et intégré la composante variable au salaire fixe. La charge administrative de l’ancien système était énorme; le Conseil d’administration a donc décidé que ce modèle – instauré dans les années 90 dans la tendance du new public management – ne correspondait plus à la réalité d’aujourd’hui. Par exemple, le salaire du directeur général de la SSR est demeuré inchangé depuis 2014.
Avec 533 000 francs, vous gagnez plus qu’un conseiller fédéral…
Il faut comparer ce qui est comparable. Le salaire d’un conseiller fédéral est assorti d’une rente à vie. Avec cet éclairage, la comparaison ne tient plus.
Economiser est une chose, générer plus de recettes en est une autre. Voyez-vous des moyens d’y parvenir?
Malheureusement non. La loi nous interdit de placer de la publicité dans le domaine du «on line». Mais nous pouvons faire évoluer le marché en travaillant avec la branche. Car nos adversaires ne sont pas les autres entreprises média du pays, mais bien les grands acteurs internationaux. Nous sommes trop petits pour nous mesurer à Facebook ou Google.
Comment consommerons-nous les médias SSR dans 5 ans?
De deux façons complémentaires. D’une part, nous aurons toujours la télévision et la radio classiques. Notre part de marché TV, de 35 à 40 % en prime time, est toujours élevée, mais la pénétration TV globale tend à reculer. D’autre part, s’agissant de la consommation non linéaire, il y aura plus de personnalisation, les contenus seront davantage utilisés à la carte et sur différents appareils. Pour atteindre les téléspectateur.trices et les auditeur.trices, nous devons aussi distribuer nos contenus sur différentes plateformes, de manière individualisée également. Et pour cela, nous avons besoin de logins. Déjà 500 000 personnes se sont enregistrées sur notre plateforme de streaming Play Suisse. Cela nous permet d’améliorer encore et encore nos suggestions.
Chez SRF, la modernisation semble stagner et les réorganisations engendrent des frustrations. Qu’est-ce qui coince?
Pour nous, SRF est une grande unité d’entreprise de près de 3 000 collaborateur.trices. Elle vit une profonde transformation – un processus complexe mais nécessaire. Pour la qualité de notre offre de demain, nous devons accepter quelques critiques.
Des critiques qui s’adressent aussi à la directrice générale suppléante et directrice de SRF, Nathalie Wappler. Comment vous entendez-vous avec elle?
Très bien. Nous avons la même compréhension de ce qui fait le service public. C’est déterminant. Et nous avons la même idée de la direction dans laquelle la SSR doit se développer. J’ai participé à son processus de recrutement et je suis heureux qu’elle soit revenue chez SRF.
Fait-elle du bon travail?
Oui, et ce, dans un contexte particulièrement difficile. La pression est énorme et de nombreux chantiers sont en cours. Elle les gère vraiment très bien.
Avez-vous élaboré ensemble la stratégie de modernisation?
Oui. Il existe une stratégie à l’échelle de la SSR, stratégie élaborée avec l’ensemble des directeur.trices d’unité d’entreprise et validée par le CA. Chaque région en a également une qui lui est propre mais qui se base sur la stratégie nationale.
La situation est-elle plus facile en Suisse romande?
SWI swissinfo.ch est plus petite que RTR, elle-même plus petite que la RSI, plus petite à son tour que la RTS, qui est elle-même plus petite que SRF. Indépendamment de la taille, la pression du marché est différente selon la région. Elle est plus forte à Zurich qu’à Genève, et plus à Genève qu’au Tessin. Cela ne signifie toutefois pas que la situation soit plus simple dans les autres régions.
La rumeur court que chez SRF, l’ambiance n’est pas au beau fixe.
Une phase de transformation apporte toujours son lot d’incertitudes, c’est bien normal. Ce que je dis, c’est que ce changement prendra un peu de temps. J’ai lu beaucoup de critiques au sujet de notre nouvelle newsroom, alors qu’elle fonctionne de mieux en mieux. Des émissions y sont régulièrement produites. Lorsque tout sera terminé, vers la fin de l’année, nous disposerons d’une infrastructure de premier ordre. Nous voulons une organisation à 360°, plus forcément un cloisonnement entre les canaux ou les émissions. Chez SRF, le travail ne se fait plus au sein de rédactions distinctes: les compétences sont regroupées et nous pouvons désormais les mettre à profit pour différentes émissions. Si nous n’attaquons pas aujourd’hui la transformation avec les difficultés en présence, notre avenir sera alors encore plus difficile.
Comment se situe la SSR en comparaison internationale?
Je suis membre du Comité executif de l’Union Européenne de Radio-Télévision UER, qui intègre l’ensemble des médias de service public. Nous nous comparons régulièrement aux chaînes et stations allemandes, britanniques, françaises et scandinaves. Prenons l’exemple de l’Autriche: s’agissant de sa prestation, ORF est comparable à SRF mais avec un budget de près d’un milliard; celui de SRF n’en représente que la moitié. Cela témoigne d’une certaine efficience de notre côté.
Autre chantier: les cas de sexisme et de racisme à la RTS. Où en êtes-vous en matière d’évolution culturelle?
C’est un fait, nous avons eu une crise en Suisse romande et au Tessin. Dans ces deux régions, nous avons passé au crible 15 années. Au final, en Suisse romande, nous avons constaté trois situations sérieuses, qui n’étaient pas corrects, et nous avons pris des mesures. Chaque cas est un cas de trop. Depuis, nous travaillons au développement de notre culture d’entreprise; c’est un processus qui prend du temps.
Que faites-vous concrètement?
Dans chaque région, nous avons désigné des personnes de confiance internes et externes. Nous avons aussi créé un Diversity Board et mis sur pied des formations pour le management. Comme toutes les entreprises média, nous devons suivre attentivement et correctement les questions liées à la diversité.
Des représentants de syndicat doutent que vous, en tant qu’ancien directeur de la RTS, soyez le bon directeur général pour piloter ce changement culturel…
Je ne suis pas seul aux commandes. Nous avons une équipe dédiée, que le Conseil d’administration accompagne étroitement. Ce même Conseil est de l’avis que je suis en mesure de poursuivre ma mission de directeur de la SSR et de remodeler cette dernière.
Les nombreux départs chez SRF ont aussi fait l’objet de discussions. Pourquoi ne parvenez-vous pas à garder des têtes d’affiche comme Jonas Projer, Ueli Schmezer, Franz Fischlin ou encore Steffi Buchli?
Ces départs regrettables peuvent aussi parfois être une chance pour dénicher de nouveaux talents. Je citerai par exemple Fabienne Bamert, de «Samschtig-Jass», Angélique Beldner, qui, en plus du «Tagesschau», anime également «1 gegen 100», ou encore Sibylle Eberle, au Sport. Ensuite, ces mouvements de personnel ont surtout lieu en Suisse alémanique. Ce n’est pas forcément le fait de la transformation, mais plutôt du marché régional, particulièrement favorable. Notre taux de fluctuation de situe sous les 4 % – peu d’autres entreprises média font mieux.
Ces départs font-ils mal?
C’est parfois difficile, mais cela peut aussi être une chance à saisir. Si quelqu’un souhaite quitter l’entreprise après 25 ans, je respecte ce choix. Et si nous ne nous renouvelions jamais, on nous reprocherait de montrer toujours les mêmes têtes…
La disparition d’émissions bien établies comme «Eco», «Sport aktuell» ou encore «Einstein Spezial» suscite également l’inquiétude. Vous la compensez en proposant davantage de contenus sur YouTube, TikTok & Co. Comment l’expliquez-vous à leur public, dont la moyenne d’âge dépasse 50 ans?
Permettez-moi une remarque: «Eco» existe toujours.
Oui, mais plus dans son format original…
C’est vrai, «Eco Talk» est une autre forme d’émission. Les débats sont un format très apprécié. Mais revenons-en à votre question. Les nouveaux médias ne sont pas seulement utilisés par les jeunes; mon père a lui aussi un appareil numérique. Nous y proposons des programmes pour les jeunes, mais pas uniquement. La chaîne YouTube «Bleisch & Bossart», qui propose des discussions philosophiques, est aussi regardée par des personnes plus âgées, tout comme le format de reportage «rec.». Notre but est et reste d’atteindre tout le public, mais par différentes voies.
Davantage fidéliser les jeunes, tel est votre principal objectif…
Tout à fait. Si 25 % de la population n’utilise pas régulièrement nos offres, alors nous avons un problème de légitimité. C’est pourquoi nous cherchons l’équilibre.
Ce n’est pas avec du contenu sur les médias sociaux que l’on attirera les jeunes vers des formats comme le «Tagesschau» ou «Arena»…
Nous sommes aussi actifs sur les médias sociaux pour rendre le public attentif aux émissions classiques – de quoi jeter des ponts entre les différents vecteurs. Sur les plateformes numériques, nous proposons également des compléments aux contenus classiques.
Tous ces nouveaux formats donnent l’impression que vous vous dispersez…
Un service public doit aussi être moderne; il doit évoluer. La Concession stipule clairement que nous devons aussi atteindre les jeunes. Nous devons donc être là où ce public se trouve. Un service public n’est légitime que s’il atteint tous les groupes d’âge.
Dans quelle mesure la mission du service public est-elle de divertir?
Il doit divertir, mais pas avec des shows tels que «The Voice». Nous avons d’autres formats tels que «Bye bye la Suisse», produit en commun par la RSI, la RTS et SRF. Cette émission sur les émigré.es est à la fois divertissante et informative. A la RSI et à la RTS, nous avons aussi un programme très apprécié dédié à la randonnée. Le divertissement est essentiel pour la cohésion, le vivre-ensemble suisse. Nos formats visent également à renforcer le sentiment d’appartenance.
Pour de nombreuses personnes, la Champions League est aussi importante. La SSR la récupérera-t-elle ou a-t-elle définitivement perdu la partie?
Nous essayons encore et toujours d’acheter ces droits, mais pas à n’importe quel prix. Malheureusement, jusqu’ici, nous ne sommes pas parvenus à acquérir de sous-licence; nous ne pouvons pas consacrer tous nos moyens au sport. Nous proposons cependant toujours plus de sport que les diffuseurs publics de France ou d’Allemagne.
Il est tout de même étonnant que Swisscom – proche de l’Etat – l’emporte sur la SSR – elle aussi proche de l’Etat – et fasse ainsi grimper les prix…
C’est une décision de l’UEFA, qui veut gagner plus d’argent. Le marché est libre, et nous devons l’accepter. Mais nous sommes prêts à collaborer en bonne collégialité avec Swisscom.
Sans succès jusqu’ici…
Oui, mais cela ne signifie pas que la situation ne changera pas. Dans l’intérêt du public, nous sommes ouverts à différentes coopérations.
Désormais, SWI swissinfo.ch propose des contenus en ukrainien. Quel en est le but?
SWI accomplit notre mandat pour l’étranger et propose des informations en 10 langues. La traduction en ukrainien ne nous coûte presque rien, mais elle aide de nombreuses personnes qui tentent de se réfugier à l’étranger. En Russie, nos contenus peuvent encore et toujours être lus en russe. C’est essentiel pour la liberté de la presse. Nous couvrons ainsi l’actualité sous un autre angle, loin des médias d’Etat des autorités russes, et nous en sommes fiers.
L’initiative «200 francs ça suffit» ne devrait pas être portée aux urnes avant 2025. Serez-vous alors encore à bord?
Ce que je peux dire, c’est que je suis actuellement engagé à 150 % et que je veux continuer d’accompagner et de pérenniser le service public. Et cela ne changera pas.
Les défis actuels
Initiative «200 francs ça suffit»: L’initiative «200 francs ça suffit», lancée par le conseiller national UDC Thomas Matter, demande de ramener la redevance Serafe de CHF 335.– à 200.–. Pour son comité, cette «taxe obligatoire» est la plus élevée au monde.
Modernisation: De moins en moins de personnes utilisent la télévision linéaire; la SSR doit se moderniser. Outre les formats SSR en pleine croissance sur les médias sociaux, la nouvelle plateforme de streaming Play Suisse compte déjà plus de 500 000 abonné.es.
Il a la solution
Gilles Marchand, 60 ans, est à la tête de la SSR depuis bientôt 5 ans. Pour ce Suisse romand, les défis se succèdent. Né à Lausanne, il a grandi à Paris et sur les rives du lac Léman. Il a étudié la sociologie à l’université de Genève, démarré sa carrière de manager média à la «Tribune de Genève» et dirigé Ringier Romandie puis la RTS avant de reprendre les rênes de la SSR, en octobre 2017.
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