Gilles Marchand

«Play Suisse» pour jeter des ponts dans l’archipel suisse

Cet automne, la SSR lancera sa nouvelle plateforme de streaming composée de programmes issus de toutes ses unités régionales, organisés par thèmes et systématiquement sous-titrés dans les langues nationales. Une expérience inédite et un vrai voyage au cœur de la diversité culturelle suisse. Play Suisse présentera aussi les nouvelles fictions (films et séries) et les documentaires co-produits par la RTS, la SRF, la RSI et la RTR. Play Suisse sera la nouvelle «idée suisse». Une idée suisse 4.0, numérique, au service du mandat de la SSR.

Explications et interview dans Le Temps du 17 juin, par Michel Guillaume et Nicolas Dufour.

 

 

Gilles Marchand: «La SSR veut offrir un voyage dans l’archipel suisse»

Le Temps: Quels enseignements tirez-vous de la crise du coronavirus pour la SSR?
Gilles Marchand: D’abord, toutes les unités de la SSR ont fait preuve d’une grande réactivité et de créativité. En quelques jours, nous avons mis plus de 4’000 collaborateurs en télétravail, sans rencontrer de problème technique. Et dans ce contexte, nous avons adapté nos programmes, créé de nouvelles émissions, qui ont, confinement aidant, battu tous les records d’audience. En Suisse romande, le «19:30» a atteint plus de 80% de part de marché, rassemblant ainsi près de 500’000 personnes. En Europe, seule la TV islandaise a fait mieux! S’ajoutent à cela les quelque 700’000 personnes qui ont consulté chaque jour RTS Info.ch.

Ce sont de très belles audiences, mais réalisées dans un pays où le service public n’a pas de concurrence nationale, contrairement aux pays voisins.
C’est vrai, mais n’oublions pas qu’en moyenne, 65% de la consommation TV en Suisse se porte sur des chaînes étrangères. Les audiences durant la crise montrent qu’en cas d’événements importants, toute la Suisse se retrouve sur les canaux de la SSR, en faisant confiance à sa qualité d’information. Nos chaînes ont alimenté le sentiment de communauté. Nous avons tous vécu une même réalité, en même temps, indépendamment de nos origines nationales, culturelles et linguistiques.

Malgré cela, vos recettes publicitaires chutent. Comment se présente la situation sur le plan économique?
Très difficilement. Avant la crise, nous devions déjà affronter une érosion de ces recettes de 60 millions entre 2016 et 2019. A quoi s’ajoutera un probable recul de 15 à 20% pour cette année de crise du coronavirus, ce qui fera un recul d’environ 100 millions en 4 ans. Cela nous obligera à nous livrer à un exercice délicat consistant à la fois à économiser tout en investissant pour transformer nos offres et toucher des publics qui ont d’autres attentes et comportements.

La SSR tourne cette année sur un budget de près de 1,5 milliards. Sera-t-elle déficitaire cette année?
Vraisemblablement, mais je ne peux pas encore estimer à quelle hauteur. Tout dépendra de la reprise ou non de la publicité, mais aussi d’autres facteurs comme l’état de santé de notre caisse de pension. Cela aura un impact sur nos infrastructures, nos programmes et nos emplois. Nous allons commencer par réduire encore davantage les surfaces utilisées grâce au télétravail. Nous sommes aussi en train de revoir nos standards de production broadcast.

Justement, la crise a aussi montré que vous pouviez produire moins cher sans une grosse perte de qualité.
Attention! On ne peut pas résumer la SSR à l’information, sans se poser la question du film, de la musique ou du sport. Si le sport s’est arrêté net, dans le domaine culturel, nous n’abandonnons les festivals et nos engagements dans les productions de films. Quant aux émissions d’information, elles ont souvent dû produire dans conditions techniques difficiles, notamment avec les liaisons. Dans une crise, c’est supportable car le public se montre compréhensif. Mais dans des conditions normales, la radio et la télévision, capables de résister à la concurrence internationale, c’est autre chose que Skype ou Zoom!

Une émission de «Passe-moi les jumelles» coûte environ 200’000 francs. Ne pourrait-on pas la produire pour 150’000 francs?
Chaque unité régionale va adapter ses standards de production en fonction de ses priorités de programmes, dans tous les domaines. Nous pouvons par exemple rediscuter du nombre de caméras nécessaires pour certaines compétitions sportives, du coût/minute de la fiction, de la juste dimension de nos plateaux de divertissement ou encore du nombre de jours de montage selon la nature des magazines et des reportages. C’est en fait un travail permanent et je crois légitime de développer différents standards.

En voyant ses recettes publicitaires chuter, la SSR ne devrait-elle pas faire le pari de ne vivre que de la seule redevance?
C’est une décision politique qui ne m’appartient pas, mais la publicité apporte encore, à notre modèle de financement, près de 150 millions. Cela représente des heures de programmes et des centaines d’emplois qui seraient ainsi en danger. De plus, dans le milieu des annonceurs suisses, personne ne semble souhaiter que nous arrêtions de diffuser de la publicité.

Comment garder le public acquis lors de vos audiences historiques de la période de crise?
Il faut essayer de garder les jeunes publics. Ils ont découvert un univers audiovisuel, et peut-être des émissions qui leurs plaisent, mais qu’ils n’avaient pas repérées jusqu’ici. En radio, nous devons développer une offensive en matière de podcasts. Et en TV, «Play Suisse» permettra justement d’accéder aux productions des quatre régions d’une manière différente, – y inclus, pourquoi pas, des contenus externes, comme ceux d’autres services publics européens ou de TV privées.

Play Suisse, sera-ce une plateforme devant cimenter la cohésion nationale pour faire plaisir à votre ministre de tutelle Simonetta Sommaruga, ou justement une démarche pour gagner de nouveaux publics?
Nous travaillons toujours pour le public. Notre projet vise à rassembler la Suisse et à jeter des ponts entre les régions linguistiques. Je veux montrer la qualité de la production suisse aux Suisses, en leur offrant des contenus à la carte dans leur langue. A la SSR, nous avons déjà tenté mille fois de faire des émissions simultanées, sans grands succès. Mais cette fois, nous pouvons mettre la souplesse du numérique au service de notre mandat. «Play Suisse» sera un jalon important dans l’histoire de la SSR.

A la RTS, on a toujours dit que les séries alémaniques sous-titrées, par exemple, ça ne marche pas…
Parce que l’on était tenu de les diffuser à un moment précis, pour tout le monde. Aujourd’hui, le public n’a qu’une expérience monolingue de la SSR, en bulle, chacun dans sa région et sa langue. Avec «Play Suisse» et le sous-titrage systématique dans les langues nationales, nous pourrons offrir des programmes inédits dans toutes les régions. Je présuppose aussi que le jeune public a un rapport différent à l’altérité. Un jeune genevois s’intéressera sans problème à une production musicale zurichoise. Ou à des documentaires de société. Plus largement, nous voulons offrir un voyage dans l’archipel suisse et toutes ses îles que sont ses multiples espaces culturels.

 

Avec sa future offre en ligne, la SSR joue son statut de média confédéral

— Article paru dans Le Temps du 17 juin, rédigé par Nicolas Dufour —

 

C’est l’«idée suisse» qui va se réaliser, bien plus tard. Le slogan du diffuseur public jusqu’à fin 2010 («SSR SRG idée suisse»), qui avait enthousiasmé ou fait ricaner jusqu’à 2010, ressuscite dans le nom de la future plateforme du groupe, Play Suisse, «Suisse» en français partout dans le pays. Parce que plus qu’un nouveau moyen d’accès à ses programmes, c’est une part de la mission nationale de la SSR qui se joue avec ce vecteur, dont l’ouverture est prévue pour l’automne. Patron du groupe, Gilles Marchand proclame: «Ce sera la nouvelle idée suisse. Un moyen de créer des ponts entre les espaces culturels du pays.»

Play Suisse proposera en ligne des programmes des quatre entités, SRF, RTS, RSI et RTR, environ 1500 éléments au lancement. Ils seront sous-titrés dans les trois langues principales, parfois en romanche. On y accèdera sur le web ou par une app iOS, Apple TV ou Android. Les actuelles esquisses laissent deviner une interface sobre, plutôt efficace, dans les standards du moment: en haut, un carrousel de propositions diverses, puis les lectures en cours du visiteur, sa liste de programmes épinglés, ainsi que des rubriques, politique, santé, nature, etc. Gilles Marchand insiste sur ces rubriques, car elles contiendront la sève de Play Suisse, des éléments issus des programmes des quatre régions. Les recommandations seront basées sur des algorithmes et éditoriales, c’est à dire rédigées et pas uniquement automatisées, et le service proposera des sélections spéciales créées par les festivals de films du pays, par exemple. Le géant public met 5 millions de francs par année pour sa plateforme, issus de réaffectations.

Pour la première fois dans l’histoire de l’audiovisuel helvétique, un spectateur romand pourra voir des reportages, enquêtes, fictions de Suisse alémanique ou italienne, quand bon lui semble et avec sous-titres. Ce que la SSR a raté avec le DVD – elle n’a même pas sous-titré ses films et séries –, elle va le faire en ligne. Gratuitement, avec une inscription qui garantira «la portabilité, on retrouvera ce que l’on regarde sur un autre écran, y compris à l’étranger pour un inscrit en Suisse, ainsi que des informations sur les nouveautés», vante le directeur, qui parle d’une «manière tout à fait originale de présenter les contenus des chaînes». Une séquence de Passe-moi les jumelles se trouvera ainsi proposée dans une thématique «montagne». C’est le décrochage complet de la diffusion en flux à l’antenne, défi majeur depuis que le temps d’attention du public est capté par les Netflix et autres Disney. «Je ne cherche absolument pas à les contrer», lance Gilles Marchand. D’autant qu’à l’heure de la guerre des plateformes, Play Suisse ne visera pas l’international, et aura pour argument massue… sa gratuité.

La plateforme n’aura pas de section enfants, domaine rétif aux sous-titres, et n’initiera pas de production propre. Toutes les offres viendront des chaînes et des coproductions de la SSR, en films de fiction ou documentaires et en séries. Pour remplir ses étals, la SSR possède sa mine d’or: ses archives, dont la numérisation a récemment été achevée. Des milliers d’heures de programmes, d’innombrables tranches de vie de la Suisse au fil des décennies.

Avec, toutefois, des limites. Car l’industrie audiovisuelle est devenue d’une complexité effarante en matière de droits, et les animateurs de Play Suisse devront composer dans cette jungle. Les films et séries que coproduit la SSR ne lui appartiennent pas. Elle a un droit de diffusion limité, qui va monter à six mois, mais qui reste modeste face aux catalogues des opérateurs privés. Il pourra arriver qu’une série SSR soit accessible sur Amazon, mais pas sur Play Suisse. Même des bribes d’anciens Temps présent ne figurent pas dans la besace de la SSR, parce qu’il s’agissait d’achats ponctuels.

L’initiative du diffuseur public représente ainsi un gage confédéral, mais aussi, un défi pour une offre en ligne, avec en sus la contrainte linguistique. Gilles Marchand assure que les TV publiques européennes évoquent une convergence de leurs efforts. Mais elles se heurtent, là aussi, aux problèmes de droits. La prochaine grande étape se situera plutôt sur TV5Monde, qui prépare sa plateforme francophone.

 

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