Gilles Marchand

Ethique et médias de service public

Le service public entretient une relation étroite et dense avec toutes les questions qui touchent à l’éthique et à la déontologie professionnelle. Parce que ces valeurs sont au cœur même de son mandat public et de sa raison d’être.

Chaque pays inscrit son offre de service public dans un système de régulation qui lui est spécifique, qui tient compte de son histoire politique et de ses références culturelles. Il en va ainsi de la Suisse, dans toute sa diversité politique, linguistique, avec son subtil équilibre entre compétences centrales et autonomies décentralisées.

Mais avant d’explorer plus avant ce qui caractérise l’éthique et la déontologie du service public suisse, il faut s’arrêter quelques instants sur le contexte dans lequel se jouent ses enjeux essentiels. Ce contexte est celui de la révolution numérique et il traverse toutes les sociétés médiatiques, occidentales en tous cas.

 

1. Le contexte de la révolution numérique

L’environnement médiatique actuel est totalement bouleversé par la révolution numérique, dont la portée équivaut, en impact profond, au développement de l’imprimerie.

L’histoire récente permet de distinguer quatre sociétés médiatiques qui se sont succédées et superposées.

  • Au début du siècle dernier est apparue une société médiatique de «l’affirmation ». C’est l’époque des grands combats idéologiques, de la presse d’opinion au service de causes qui s’affrontent violemment. L’encre des journaux, les premiers films, la radio, sont mis au service de ces conflits et leur légitimité en dépend.
  • Après la seconde guerre mondiale se développe une deuxième société médiatique, celle de «l’information ». Les rédactions arrachent leur indépendance, dénoncent, enquêtent. Les codes professionnels apparaissent. La légitimité se fonde sur cette indépendance récente.
  • Puis, au début des années 80 arrivent une troisième société, celle de «la communication ». La politique, les grandes entreprises, les états ont mesuré et compris l’importance de la médiatisation. Ils tentent alors de domestiquer les médias, de les utiliser en développant de redoutables stratégies de communication contre lesquelles les médias peinent à résister. D’autant plus que les médias privés dépendent de plus en plus des budgets publicitaires de ces mêmes entreprises, partis ou institutions.
  • Et nous sommes aujourd’hui plongés dans une 4ème société médiatique, celle de « la conversation ». Les médias sont contournés par le public et les acteurs de la société qui interagissent ensemble. Notamment par le biais des réseaux sociaux. La légitimité médiatique n’en est que plus interrogée.

Ces quatre sociétés médiatiques se superposent actuellement. Le paysage médiatique est fait d’affirmation, d’information, de communication et de conversation. Et tout cela coexiste dans un tourbillon numérique ininterrompu.

Ecrans

Le fait est que la révolution numérique se manifeste par quelques grands changements dans la relation entre les médias et leurs publics.

  • Il y a d’abord le passage d’une relation « top>down » du média vers l’audience à une relation plus équilibrée, dans laquelle le public choisit et même alimente les offres médiatiques qu’il utilise.
  • Il y a ensuite, en plus de cette interactivité et de cette participation, le développement prodigieux de la mobilité médiatique. Les médias sont maintenant présents partout et tout le temps. Ils accompagnent le public en permanence et adaptent leurs expressions à la consultation mobile.
  • Il y a encore le mélange général des genres. La convergence médiatique sur les plateformes numériques permet à la presse écrite de proposer des vidéos, à la radio de s’appuyer sur des images et à la télévision d’offrir du texte. Ce mélange des genres provoque de nouvelles situations concurrentielles, très brutales.
  • Il y a enfin une crise aiguë des modèles économiques des médias. Une crise provoquée autant par le changement des habitudes de consommation des médias que part la redistribution des investissements publicitaires. Au principal détriment de la presse écrite.

Dans tous les cas, ce grand brassage numérique des cartes médiatiques pose plus que jamais la question de la différenciation, de la distinction, de la singularité des grandes familles de médias, des titres, des chaînes.

Dans ce subtil jeu des différences, les médias de service public, au bénéfice de mandats publics, doivent souligner leurs particularités pour assurer leur légitimité.  Et c’est dans ce mouvement que les questions de qualité, d’éthique et de déontologie professionnelle prennent toute leur mesure.

 

2. Le cadre juridique

PalaisEn Suisse, le service public s’inscrit dans un cadre juridique spécifique, soigneusement établit. Qui commence fort logiquement avec la Constitution Fédérale.

a. La Constitution

Celle-ci décrit à son art. 93 un mandat de prestation confié à la radio et à la télévision. Un mandat qui pointe sur le développement culturel, la libre formation de l’opinion et le divertissement. Tout cela précise la mission essentielle du service public. Une mission dont la Constitution fédérale souligne l’indépendance et l’autonomie pour la radio et la télévision, corollaire de la liberté d’expression, droit fondamental consacré par l’art.10 de la convention européenne des droits de l’homme.

Cette constitution consacre aussi l’existence d’une autorité indépendante d’examen des plaintes concernant le contenu audiovisuel.

En clair, la Constitution pose les grandes lignes des droits mais aussi des devoirs de la radio et de la télévision.Tout ceci est bien sûr précisé dans une Loi radio-télévision (LRTV).

b. La LRTV

La loi fixe les principes généraux qui se concrétisent dans l’ordonnance (ORTV), puis dans une concession pour ce qui concerne la SSR.

La loi souligne le respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine, la présentation fidèle des évènements, la nécessité de permettre au public de se forger librement une opinion. Elle mentionne aussi l’exigence de pluralité (dans l’intégralité des programmes), de la diversité des opinions et de la claire identification des commentaires et avis personnels. La Loi indique aussi le devoir de diligence accru lorsque des reproches sont de nature à porter gravement atteinte à la considération d’autrui.

Bien entendu, des devoirs particuliers apparaissent en matière d’élections et de votations, comme celui de veiller à l’égalité des chances et d’éviter tout effet de manipulation du public. Ce qui ne donne toutefois pas de droit de temps d’antenne ou n’impose pas un traitement identique des candidats, l’appréciation journalistique des enjeux étant importante aussi.

La LRTV compte également des dispositions relatives au respect de la dignité humaine (art 4) et prévoit qu’une émission ne peut être ni discriminatoire, ni contribuer à la haine raciale.

En matière de religion, il est intéressant de relever que le droit des programmes protège les éléments essentiels de la foi, quelle que soit la confession, et non l’Eglise en tant qu’institution, « respectivement ses dignitaires ou représentants ».

Il est aussi précisé que les émissions satiriques sont couvertes par la liberté d’expression et bénéficient même d’une protection accrue, pour autant qu’elles soient clairement reconnaissables comme telles.

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La représentation de la violence est admise lorsqu’elle est utile à la compréhension de la réalité, particulièrement dans l’information, ou lorsqu’elle relève d’une démarche artistique, par exemple dans le domaine de la fiction. Il y a enfin diverses dispositions relatives à la protection de la jeunesse.

La SSR a droit à un chapitre spécial de cette LRTV.

Il s’agit alors de définir le service d’utilité publique (art.23), avec la mission de remplir le mandat constitutionnel, soit :

  • Fournir des programmes de même valeur dans les 3 langues nationales. C’est là un point essentiel qui est le fondement de la clé de répartition des moyens au sein de la SSR, une clé solidaire entre les régions.
  • Promouvoir la compréhension, la cohésion et les échanges entre les différentes parties du pays, les communautés linguistiques, les cultures et les groupes sociaux. Tout en tenant compte des particularités du pays et des besoins des cantons.
  • Resserrer les liens qui unissent les Suisses de l’étranger à la Suisse et promouvoir le rayonnement de la Suisse à l’étranger. Cette mission est d’ailleurs à la base de l’engagement de la SSR/RTS au sein de TV5Monde.

SRF

Il est aussi clairement rappelé que la SSR doit contribuer :

  • à la libre formation de l’opinion
  • au développement de la culture, tant en termes de production que de promotion
  • à la formation du public
  • au divertissement

 

c.  La concession

Toutes ces missions sont développées dans une concession qui fixe en plus, à son article 3, des exigences de qualité pour la création des programmes, selon des critères de « crédibilité, responsabilité, pertinence et professionnalisme journalistique ». Cette qualité est contrôlée par le régulateur, soit l’Office Fédéral de la Communication (OFCOM), qui attend de la SSR qu’elle fixe elle-même des normes qualitatives régissant le contenu et la forme des programmes.

Il est intéressant de relever que la concession demande que « la SSR bénéficie d’une large acceptation auprès des divers public-cibles », même si cette acceptation ne doit pas passer en premier lieu par la part de marché. On touche ici le délicat débat du succès d’audience du service public !

 

3. Un vaste processus de contrôle et de surveillance

Une telle régulation impose bien entendu un processus de contrôle et de surveillance assez sophistiqué. D’autant plus que le service public doit fort logiquement rendre des comptes… à son public. On distingue alors trois types de surveillance.

Il y a d’abord le suivi de la qualité des programmes.

En plus des debriefings quotidiens des émissions, conduits par les rédactions en chef ou les productions, en plus des nombreuses analyses qualitatives et quantitatives qu’elle mène en permanence, la RTS organise chaque année plusieurs « bilans d’émissions » qui rassemblent des analyses professionnelles et les retours du public. Tous ces travaux sont recensés dans un rapport annuel sur la qualité, est adressé à l’autorité de régulation. Celle-ci diligente par ailleurs de nombreuses études sur les programmes de service public, études réalisées le plus souvent par des institutions universitaires.

Il y a ensuite la médiation.

Quiconque souhaite contester le contenu d’une émission peut adresser une réclamation au médiateur, organe indépendant désigné par la SSR (art.91 LRTV), dans un délai de 20 jours à dater de la diffusion de l’émission. La médiation permet aux producteurs des émissions de s’expliquer et d’entendre les arguments des plaignants. Une médiation réussie se conclut par un accord à l’amiable entre les parties.

En cas d’échec, il y a après l’autorité indépendante d’examen des plaintes (AIEP).

Cette autorité est nommée par le Conseil Fédéral et examine si l’émission concernée porte atteinte à la LRTV (art. 4 et 5 en particulier). Les conclusions de l’AIEP sont contraignantes pour les parties. Elles peuvent être contestées au Tribunal Fédéral ou même à la Cour européenne des droits de l’homme.

Par ailleurs, et enfin, le droit civil et le droit pénal peuvent être saisis, notamment pour les questions qui touchent aux éventuelles atteintes au droit de la personnalité et à l’honneur.

 

 4. Prévenir au lieu de guérir…

Face à un tel dispositif de surveillance, le service public suisse a adopté depuis longtemps des normes internes d’autorégulation, qui visent à prévenir les éventuelles procédures.

La RTS s’engage ainsi à respecter pleinement la déclaration des devoirs et droits du journaliste, dont l’application est confiée au conseil Suisse de la presse. Il est ici question du devoir de vérité, du respect de la personne, de l’interdiction de méthodes déloyales comme la manipulation ou la falsification, mais aussi de la défense de la liberté et la sauvegarde de l’indépendance.

En plus de cette déclaration, la RTS a adopté une charte déontologique et des valeurs qu’elle s’engage à respecter. Les valeurs de la RTS sont au nombre de 5 et engagent autant les programmes que l’entreprise.

Il s’agit de:

  • l’ouverture (à l’altérité, au changement comme à la critique)
  • la créativité (programmatique et entrepreneuriale)
  • la proximité (à la suisse francophone comme au public)
  • l’indépendance (journalistique comme financière)
  • la responsabilité (dans la qualité des programmes comme dans la gestion de l’entreprise).

Infrarouge

La charte déontologique de la RTS, publique, précise les règles professionnelles appliquées par rapport au mandat de service public et aux exigences de qualité. Le public peut s’y référer en tout temps, y compris pour contester un programme.

A ces textes fondamentaux s’ajoutent encore deux directives internes importantes liées, d’une part aux activités accessoires et politiques des collaborateurs de la RTS, de l’autre, à leur présence sur les réseaux sociaux.

Cette autorégulation ne se limite pas à poser un cadre normatif. Elle est l’occasion essentielle de mener un débat vivant et permanent, au sein de la RTS, à propos de la qualité des programmes et de la responsabilité de diffuseur public.

C’est dans cet esprit que la RTS a installé un Comité déontologique interne, présidé par le chef du service juridique de l’entreprise. Ce comité, composé de professionnels, joue un rôle consultatif auprès de la direction de la RTS ou des responsables des programmes, qui peuvent le saisir à tout moment. Ce comité est aussi chargé de mettre à jour les chartes déontologiques internes, à la lumière de la jurisprudence.

Enfin, ces dispositions n’ont de sens que si elles sont connues et appliquées. Raison pour laquelle la RTS organise des formations régulières pour ses journalistes, formations durant lesquelles les différents cas, médiations ou plaintes sont analysées et débattues.

 

5. De la légitimité…

L’éthique et la déontologie sont bien entendu des valeurs centrales pour une entreprise au bénéfice d’une concession et d’un financement public.  Il s’agit d’ailleurs d’objectifs permanents. Au-delà des résultats constatés, c’est le processus qui importe. Seule l’analyse critique permet la progression.

Mais il n’y a pas que la dimension juridique en jeu.

Dans cette société médiatique numérique, foisonnante, les médias doivent se profiler pour exister. Ils doivent pour cela opérer de grands choix. Arbitrer par exemple entre local et global ou ancrage et ouverture. Ils doivent aussi se demander s’il est préférable de développer une stratégie de l’offre ou de privilégier les réponses aux demandes du public.

Dans tous les cas, pour un service public, la légitimité passe par la confiance et la perception d’un  «retour à la société ». En ce sens, l’intention éthique est décisive.

 

Gilles Marchand

 

 

Références citées

Constitution fédérale

Article 93 de la Constitution fédérale

Article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme

Loi radio-télévision (LRTV)

Ordonnance sur la radio et la télévision (ORTV)

Loi fédérale sur la radio et la télévision (LRTV) 

Article 4 de la LRTV

Article 23 de la LRTV

Concession de la SSR

Article 3 de la concession

Charte déontologique des missions et valeurs de la RTS

 

 

 

 

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