La confiance est un plat qui se déguste lentement…
Nous sommes tous largement informés sur les performances quantitatives des médias. Ce qui n’est pas sans poser quelques questions complexes… On suit ainsi les «parts de marché». Mais que veulent-elles vraiment dire alors qu’il est impossible d’embrasser, de mesurer tout le marché (les usages) avec un seul instrument?
Puis on tente de se rassurer avec la «pénétration des médias dans la société». Mais au seuil de combien de minutes consécutives d’utilisation peut-on comprendre la relation réelle avec un média? Une minute, 15 minutes, 30 minutes? Hebdomadaires? Quotidiennes? Et comment réconcilier les valeurs de pénétration qu’utilise la presse écrite avec celles de l’audiovisuel?
Alors on essaye de mesurer les «contacts» ou «leads» apportés par les SEO (ou optimisateur de performance sur les moteurs de recherche), forts prisés dans le monde digital. Mais de quel contacts s’agit-il vraiment? Homme ou machine? Réels ou complétement artificiels, et donc parfaitement inutiles pour qui souhaite créer une relation réelle avec le média?
Arrivent de nouveaux indicateurs, comme «l’empreinte», qui mélange plusieurs mesures. Ou encore les «indices de légitimité», qui consolident intelligemment des valeurs classiques d’usage avec des attributions d’image (intérêt public perçu ou mesure du manque en cas disparition).
Et puis il y a bien sûr les célèbres «TUS» (pour Time Use Study) qui permettent de savoir quel média à la faveur du petit déjeuner, du trajet pendulaire, du temps de travail, de la soirée familiale ou même du temps de sommeil…
Tous ces indicateurs sont bien entendu utiles, chacun à leur manière. Et tous montrent combien il est vital, pour les médias de tenter de se compter, de se mesurer, de se comparer. Mais l’analyse (sérieuse) transmédia est une mission presque impossible. Du moins très difficile.
Reste une denrée précieuse, rare qui doit se déguster à sa juste valeur. C’est la confiance attribuée aux différents médias. Cette donnée, totalement subjective et assumée comme telle, dit beaucoup de la relation intime aux médias. On peut consommer rarement mais en toute confiance. A l’inverse il y a des consommations à haute dose qui ne laissent aucun crédit affectif aux médias utilisés.
La confiance est une donnée centrale car elle qualifie la relation mieux encore que sa fréquence. Dans un monde saturé d’offres en tous genres, qui pèsent sur le temps média disponible de tout un chacun, au point de faire rompre l’élastique, la confiance n’a pas de prix, tant elle est précieuse. Précieuse et fragile. Car un média, une marque, un journal, une chaîne, mettent des années à construire patiemment une confiance, qui peut se rompre d’un coup d’un seul, en un instant. Et cette confiance, elle peut justement s’observer sur toutes les familles de médias. Et elle se joue directement dans la relation entre le public et son média. Pas de filtre, pas de groupe d’intérêt, pas de politique. La pure relation avec l’utilisateur.
Et voici que nous arrive la nouvelle édition du rapport annuel sur la qualité des médias, réalisé par l’Institut de recherche Opinion publique et société de l’Université de Zurich (fög), en collaboration avec le département des sciences de la communication et de la recherche de l’université de Fribourg et l’institut de communication et de marketing de la haute école de Lucerne. Du lourd et du solide. 2159 interviews en suisse alémanique et romande, des milliers d’articles ou d’émissions soigneusement analysées auprès de 49 Médias. Tout cela juste en février et mars.
Les résultats sont très intéressants. Ils disent beaucoup de ce fameux paysage médiatique. Vous trouverez ci-dessous deux tableaux très éclairants, le sommaire du rapport est disponbile ici.
Covid ou non, ils confirment les résultats des précédentes éditions du rapport sur la qualité des médias. La confiance est décidemment un plat médiatique qui doit être apprêté avec soin pour être lentement dégusté.
Gilles Marchand
Directeur général SSR SRG
Intéressante analyse, Gilles, dans laquelle je perçois bien l’approche du sociologue. «Se rassurer », écris-tu. Se rassurer de quoi, au juste? De notre légitimité, qu’il faut à tout prix quantifier. Et si l’on inversait les paradigmes? Si l’on commençait par se dire que le petit peuple de la redevance nous a bien rassuré en disant à plus de 70%, avec une sur-représentation du oui chez les plus jeunes, qu’il consentait à payer encore sa redevance car il est pour l’essentiel satisfait de son service public. Si l’on calmait son angoisse en réalisant que le modèle mixte commercial-public s’effaçant devant un modèle à 100% public, il a ses inconvénients, mais nous libère aussi de l’affreuse course aux audiences, tous écrans confondus. Libéré des tarifs annonceurs, nous avons tout loisir de nous concentrer sur notre essence: le service au public. Mesurer notre légitimité en permanence avec les outils des GAFA? C’est bien, mais comment se benchmarker en tant que médias généraliste de proximité face à un univers global qui absorbe par fragmentation nos publics? Je m’interroge sur les mesures auxquelles le service public continue à se soumettre, dessinées pour les annonceurs et les GAFA. Notre légitimité, en effet, se mesure mais elle est autre. Elle tient de la volonté populaire, elle tient de la confiance, oui, mais aussi des tripes, de l’affection, de l’identitaire, toutes choses difficilement mesurables. Elle tient surtout, me semble-t-il, d’une volonté politique: fabriquer un média de l’offre, plutôt qu’un média de la demande. Assumer la qualité, l’exigence, la différence, sans l’élitisme. S’affranchir le temps de la transition industrielle, des logiques de marché et retrouver le sens de ce que nous faisons, ce que le législateur historique a voulu en créant le service public national. Il faut du sang froid. Je crois que c’est ce que France Inter par exemple fait avec un certain bonheur.
Amicalement/ jp
Merci pour ce commentaire Jean-Philippe, qui me permet de lever un éventuel malentendu.
Je pense moi aussi que les mesures actuelles d’audience, principalement quantitatives, ne sont plus pertinentes pour observer la relation au service public et son usage. Je crois qu’il faut introduire de nouveaux indicateurs, plus qualitatifs, qui représentent mieux la valeur publique perçue, à propos des programmes que nous proposons.
Mais en même temps, il faut se souvenir que notre mandat consiste à nous adresser à toute la population. Comment légitimer une redevance universelle pour des programmes qui ne toucheraient plus qu’une petite minorité ? Au pays de la démocratie directe, qui manie sans hésitation l’arme de l’initiative populaire, un service public déconnecté de son public, ou incapable de se mesurer, serait à mon avis en danger.
D’autant plus que nous devrions aussi lutter contre une autre tentation, celle de « l’entre-soi ». La SSR ne cherche pas à observer son audience pour les seuls besoins -au demeurant fort légitimes- de la publicité, mais aussi pour s’assurer qu’elle arrive toujours à rassembler le public autour de sa production.
Le modèle 100% public est bien entendu possible, il est pratiqué dans d’autres pays. Il comporte un inconvénient majeur. Car en ce qui nous concerne, les recettes commerciales pèsent encore près de CHF 150M par année. Sans cette ressource, le programme généraliste en 4 langues que nous proposons ne serait plus possible à son niveau de qualité actuel. Et une augmentation de la redevance à court terme semble pour le moins illusoire.
A part cela une remarque encore: il ne s’agit pas de nous rassurer, mais plutôt d’assurer, avec sang-froid en effet, la relation qualitative et quantitative avec la population qui n’est pas le « petit peuple de la redevance » mais, au fond l’actionnaire principal et indirect de notre entreprise.
Quant à France Inter que je trouve tout à fait excellente, il se trouve qu’elle engage en ce moment même un plan d’économie aussi difficile que le nôtre, tout en luttant farouchement pour garder ses importantes recettes commerciales. Car en France, le service public radio est autorisé à proposer de la publicité sur ses antennes, contrairement à notre situation.