Gilles Marchand

TV : des programmes « suisses », c’est possible !

Depuis que la SSR existe ou presque, elle se pose une lancinante question : comment contribuer efficacement au développement de la cohésion nationale, qui se trouve être une partie importante de son mandat. Certaines réponses existent déjà bien sûr.

Par exemple en veillant à l’équivalence des prestations dans les 3 grandes régions linguistiques du pays et en soutenant la 4ème. C’est chose faite, incontestablement, grâce à un système subtil de péréquation financière entre les unités d’entreprise de la SSR. Il faut rappeler ici que la Suisse alémanique, qui rassemble 71,5% de la population suisse, génère 70,5% de toutes les recettes de la SSR (pub et redevance) et n’en garde que 45,6% ! A l’autre extrémité se situe la Suisse italienne, avec 4,3% de la population suisse, qui apporte 4,2% des recettes de la SSR et garde une dotation qui correspond à 21,8% des moyens de la SSR. Au milieu enfin la Suisse romande, quasi à l’équilibre, avec 24,2% de la population suisse, 25,3% des recettes de la SSR et 32,6% des moyens du groupe audiovisuel national.

C’est grâce à ce mécanisme de solidarité confédérale que les auditeurs et téléspectateurs suisses disposent, indépendamment de la puissance économique de leur région, d’une offre de programme équivalente et globalement prise, de qualité.

Enjamber les frontières linguistiques

Mais cela ne suffit pas. Car il faut aussi utiliser ces moyens pour cultiver un sentiment d’appartenance commun qui enjambe et dépasse les frontières linguistiques.

Et pour cela, le seul ingrédient possible, c’est bien sûr le programme, les émissions. Et c’est là que cela se complique. Car on ne compte plus, particulièrement en tv, les expériences ratées, les bides absolus issus de ces émissions multilingues, artificielles où chaque langue essaie laborieusement de faire de la place à l’autre sur un même plateau tv au décor hybride et insipide à force de compromis. Imaginées au forceps politique pour tenter de rassembler toutes les cultures de notre pays en même temps, au même endroit, ces émissions ne réussissent en règle générale qu’à faire fuir tous les publics, dans toutes les régions, à la même vitesse. Et là, force est hélas de constater que l’échec est la seule valeur vraiment partagée. Car une émission de tv ne se résume bien sûr pas à une question de langue. Derrière celle-ci se cache des ambiances, des rythmes, des éclairages, des scénographies, des types d’animation fort différents et pleinement ancrés dans leurs espaces culturels francophones, germanophones ou italophones. Dans un monde audiovisuel où la concurrence est sans pitié, où règne l’embarras du choix, dans toutes les langues, ce genre de propositions pleines de bonne volonté mais vides de réalités télévisuelles, est voué à l’échec.

La diversité, valeur ajoutée pour la communauté nationale

Pourtant c’est important. Et à l’évidence les médias, particulièrement de service public, peuvent jouer un rôle décisif dans le développement d’un sentiment d’appartenance à une communauté nationale. Un sentiment loin de toute idée de repli, un sentiment qui valorise la diversité comme une grande valeur ajoutée et non comme un marqueur de division.

Alors comment faire cela ? Esquissons 3 pistes :

Il y a d’abord tout ce matériel audiovisuel partagé et utilisé dans les trois régions du pays. On a tendance à le sous-estimer car il n’y a là ni tambours ni trompettes, juste un travail de fond. Il y a par exemple les échanges des sujets d’actualité et de contenus sportifs, très présents sur toutes les chaînes de la SSR. Il y a aussi les magazines, les reportages de société. ABE reprend des sujets de Kassensturz et vice-versa, tout comme Temps Présent et Dok ou encore Mise au Point avec Falò, Rundschau ou 10 vor 10. Il y a encore les nombreuses séries documentaires alémaniques adaptées en français, certains films aussi franchissent sans problème les frontières régionales grâce au doublage. A chaque fois, c’est l’occasion précieuse de mettre en relation des sensibilités culturelles avec d’autres.

La deuxième piste concerne la couverture d’une région linguistique par des équipes issues des autres régions. Chacun dans son style, dans son écriture particulière. Il s’agit là de raconter le pays, sa formidable diversité, son altérité riche. Pour ce faire, il faut des correspondants dans les régions, des dispositifs qui permettent d’être au coeur des autres pour mieux les faire vivre ailleurs. Les grands sujets de société, les votations et les élections qui dictent le biorythme de notre démocratie directe méritent absolument cet effort qui est de plus plébiscité par le public, dans toutes les régions. C’est là une des grandes forces de la radio : souple, mobile, inventive.

L’audace médiatique est payante

Et il y une troisième voie, empruntée par exemple à l’occasion de cette expérience menée par la rédaction du 19h30 romande et celle du Tagesschau alémanique. Un croisement total, une prise de risque maximum qui a stupéfié nos collègues des autres télévisions européennes et qui prouve que, décidément, les Suisses maîtrisent la coexistence comme peu d’autres. L’édition principale du journal TV confiée intégralement à une équipe alémanique en Suisse romande et romande en Suisse alémanique. Et un immense succès, d’audience comme de participation. Des centaines de messages reçus dans les rédactions, le public qui exprime des sentiments de surprise agréable mais aussi, disons-le, d’une certaine fierté. En synthèse : fierté d’être ensemble et différents en même temps. On peut dresser un constat semblable de l’expérience menée récemment entre Forum et Echo der Zeit.

Et pourquoi cela a si bien fonctionné, au-delà du coup médiatique ? Parce que c’étaient de vrais journaux avec de vrais sujets pour une vraie information et des professionnels qui se sont donné de la peine, sans trop en avoir, dans une autre langue nationale. Nous étions là aux antipodes de l’exercice imposé, politiquement correct sans doute mais artificiel et parfaitement inintéressant pour le public.

A l’évidence ce genre d’expérience doit être tentée à nouveau. Dans différents domaines programmatiques et sous différentes formes car il n’y a rien de pire que l’effet de style répétitif et gratuit. Mais le public nous a adressé ce soir-là deux messages importants. Le premier est qu’il est prêt à la surprise et à l’audace iconoclaste. Nous connaissions cet appétit en Suisse romande, par exemple avec la chronique des cinéastes au 19h30, nous voyons qu’il est partagé largement.

Le second est peut-être que la globalisation, les connexions constantes et multiples génèrent sans doute un besoin proportionnel d’ancrage, de racines. Du plaisir de se sentir ensemble. Et force est de constater que sur ce plan, les journaux télévisés restent une solide colonne vertébrale du « vivre ensemble », quels que soient les innombrables écrans sur lesquels se partage aujourd’hui l’information.

Gilles Marchand

Directeur de la RTS, radio télévision suisse

Compléments multimédia

Vidéo

Le 19h30 du 21 mars 2013 présenté par Urs Greding,

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Le Tagesschau du 21 mars 2013 présenté par Olivier Dominik,

Audio

L'émission Echo der Zeit co-présentée par Nadine Haltiner de Forum. SRF1 - Echo der Zeit 24.04.13

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