Gilles Marchand

«Une nouvelle initiative et un nouveau grand débat pour le service public»

– Interview réalisée par Giona Carcano pour le Corriere del Ticino –

 

La SSR est à nouveau au centre du débat. Après le net rejet de l’initiative «No Billag» par votation populaire en 2018, un autre comité a cette fois-ci commencé la récolte de signatures pour l’initiative «200 francs, ça suffit». Une nouvelle menace pour le service public se profile à l’horizon. Nous en parlons avec son directeur général, Gilles Marchand.

Corriere del Ticino: L’initiative «No Billag» demandait le démantèlement du service public. Cette fois, les auteurs de l’initiative souhaitent une «simple» réduction de la redevance à 200 francs. Perspective alléchante pour le citoyen, ce qui rend paradoxalement cette nouvelle initiative plus dangereuse que la précédente. Qu’en pensez-vous?

Gilles Marchand: «Je voudrais tout d’abord souligner que cette nouvelle initiative intervient seulement quatre ans après la votation «No Billag». Une votation qui avait conduit plus de 70 % de la population suisse à dire «oui» au service public. Je constate qu’un tel résultat n’a donc pas été assez clair pour les auteurs de l’initiative. Quoi qu’il en soit, indépendamment de ces considérations, il est vrai que l’initiative «No Billag» a mis en danger l’existence même de la SSR alors qu’aujourd’hui il n’est question «que» de redimensionnement. Il ne faut pas se fier aux apparences, car la vérité est bien différente. En effet, le texte de la nouvelle initiative prévoit de fixer la redevance pour les personnes physiques à 200 francs, d’exonérer les entreprises de son paiement et d’accorder aux médias privés titulaires d’une concession fédérale la même quote-part qu’aujourd’hui. Il en résulterait que la SSR ne serait plus en mesure de proposer une offre généraliste et décentralisée, avec des studios dans toutes les régions du pays. Il y aurait également des répercussions sur les revenus publicitaires qui diminueraient encore davantage. Grosso modo, le budget serait alors réduit de moitié. Et si l’on ajoute à cela la réduction de la redevance depuis 2018 équivalent à 120 millions de francs, l’existence de la SSR serait à nouveau menacée, tout comme son modèle économique. Il ne faut pas donc s’y méprendre: la nouvelle initiative vise à affaiblir la SSR, et pas qu’un peu; il ne s’agit pas de simples économies.»

Comment comptez-vous vous défendre contre cette nouvelle attaque? Quelle est votre stratégie?

«Nous nous efforcerons d’expliquer, en détails et preuves à l’appui, les conséquences qu’aurait un vote en faveur de l’initiative. Et nous irons de région en région pour faire ce travail d’explication, car c’est précisément la territorialité de la SSR qui serait affectée. Nous devons être déterminés et convaincants dans un contexte particulièrement difficile pour tous les acteurs: la presse écrite, certes, mais aussi les médias audiovisuels privés, assistent à l’explosion des grandes plateformes internationales et à la concurrence toujours plus forte des acteurs étrangers. Nous, à la SSR, nous essayons de lutter en cette période difficile. C’est alors même que reviennent à la charge ceux qui veulent nous affaiblir. Et, une fois de plus, le pays est confronté à un choix fondamental en matière de médias. Des médias qui jouent un rôle essentiel pour la bonne santé d’un pays, notamment pour la démocratie.»

Inflation, crise mondiale, prix des matières premières et de l’énergie en constante augmentation: la perspective de la réduction de la redevance pourrait toucher un point sensible dans une période particulièrement incertaine.

«Je fais confiance à l’intelligence du peuple suisse. S’il n’y avait plus de service public garantissant l’accès gratuit à tous les programmes grâce au paiement de la redevance, le choix se limiterait à la télévision payante et aux plateformes de streaming. Il faut ici se poser la question: tous les abonnements cumulés coûteraient-ils vraiment moins cher que la redevance radio-TV? Tout compte fait, le montant de 90 centimes par jour de la redevance actuelle serait vite dépassé. Mais au-delà du discours économique, un fait est indéniable: c’est précisément dans les périodes d’incertitude et de grands bouleversements que les gens se retrouvent dans l’offre proposée par le service public. Je pense donc que, dans une situation de crise économique et sociale, les citoyen.nes ont plus que jamais besoin de se tourner vers des programmes auxquels il.elles font confiance. Nous l’avons constaté lors de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Une telle incertitude peut également être utilisée comme un levier capable de faire pencher la balance des votes. Mais il y a un autre élément que je voudrais souligner.»

Lequel?

«Depuis 2018, la redevance a progressivement diminué de 25,7 %. Nous sommes d’ailleurs le seul pays d’Europe à avoir procédé à une telle réduction de la redevance. Lorsque les citoyen.nes iront voter pour la nouvelle initiative, il.elles s’en souviendront. Mais, il.elles ne se rendront aux urnes en principe qu’en 2025 ou 2026 et il pourrait jusque-là se passer tant de choses, dans tous les domaines et dans toutes les directions possibles, qu’il est difficile de faire des pronostics.»

Vous venez de mentionner deux crises majeures; la pandémie et la guerre. En ces moments graves, quel a été le comportement du public suisse en termes de consommation d’informations?

«Chaque fois que la Suisse est inquiète ou traverse une crise, elle retrouve ses marques dans les programmes de la SSR. Et ce n’est pas tout: elle fait aussi face grâce à la grande qualité de l’offre médiatique du pays. Mais la SSR est avant tout un média qui s’adresse à tou.tes. D’où notre engagement, notre mandat qui consiste à maintenir une qualité élevée. Et comment y parvenir? Grâce à la présence de journalistes sur place qui rapportent ce qu’ils voient à Bruxelles, en Ukraine, en Russie et aux États-Unis. Ce réseau dense sur le terrain donne la preuve de son utilité précisément lors des grandes crises internationales. C’est pourquoi, tant pendant la phase la plus grave de la pandémie que pendant la guerre en Ukraine, on a pu constater à quel point les Suisse.esses se sont tourné.es vers les programmes et les informations fournis par la SSR. Cela signifie que la population a confiance en nous, en l’information vérifiée que nous diffusons, surtout à une époque où les «fake news» ont un grand pouvoir de pénétration.»

Récemment, les médias privés ont subi un coup dur: le rejet de la loi sur l’aide aux médias. Y voyez-vous un signal pour le résultat de la votation sur la nouvelle initiative?

«Il faut prendre en compte tous les signaux, les faibles comme les forts. Et je pense que le résultat de la votation sur l’aide aux médias doit être considéré comme un signal faible, car il ne s’agissait pas d’une question similaire à celle de la redevance. En effet, cette aide visait à soutenir les acteurs privés, y compris les grands groupes de presse. Si la loi avait été axée sur les petites rédactions régionales, sur les médias commercialement moins diversifiés, le résultat aurait certainement été différent. En revanche, je considère le résultat de la votation concernant la loi sur le cinéma comme un signal fort. Présentée comme un échec assuré, cette initiative a gagné dans les urnes. Une fois encore, les Suisse.sses ont montré qu’il.elles savaient raisonner et réfléchir. Il.elles se sont demandé «s’il était vraiment juste de permettre à des groupes internationaux de s’emparer des bénéfices produits en Suisse sans les redistribuer dans notre pays.» Et il.elles ont répondu «non». En résumé, je dirais que ces deux signaux montrent que la situation est complexe, ni noire ni blanche. Chaque votation entraîne un débat public. Quant à moi, en général tout ce qui affaiblit la place médiatique suisse m’inquiète, car la SSR doit être intégrée dans un écosystème média qui fonctionne bien. Notre entreprise n’a aucun intérêt à faire cavalier seul. Au contraire, elle a besoin de tout le monde. Et la population doit avoir accès à la toute la diversité des informations disponibles dans le pays, de sources aussi bien publiques et que privées.»

Justement, à propos des acteurs privés, le texte de l’initiative est clair: il ne concerne que le service public. Les autres pourraient donc s’en sortir sans aucune conséquence. En bref, vous vous retrouvez seuls cette fois-ci.

«Ici aussi, il est nécessaire de ne pas se fier aux apparences et de regarder sous la surface. En effet, les médias privés sont intelligents et connaissent parfaitement la réalité dans laquelle ils évoluent. Un «oui» à la nouvelle initiative aurait également de graves conséquences indirectes pour eux. Car la SSR investit beaucoup dans les médias suisses et elle finance, par exemple, 70 % de la recherche radio. Et si la SSR était en grand danger demain, elle ne serait plus en mesure de s’acquitter de sa part. Il en va de même pour l’agence Keystone-ATS, dont nous sommes le principal client. Si nous étions contraints de nous désengager, je ne suis pas sûr que la rédaction italophone puisse être maintenue telle qu’elle est aujourd’hui. Et je ne pense pas que les journaux tessinois puissent assumer seuls la facture. Ainsi si, à première vue, l’on pourrait penser que seule la SSR serait confrontée à des problèmes, les faits disent le contraire. Si la SSR devait subir une forte réduction de ses effectifs, ce serait une catastrophe pour l’ensemble du paysage médiatique suisse. Qui apporterait le soutien financier que nous garantissons aujourd’hui? Existe-t-il vraiment un acteur privé prêt à soutenir, par exemple, la rédaction italophone de Keystone-ATS?»

Abordons maintenant les conséquences directes du cas d’un «oui» à l’initiative. Avez-vous estimé la perte de revenus? Et qu’adviendrait-il de la Suisse italienne?

«Je peux vous livrer quelques conséquences générales. Premièrement, le modèle décentralisé de la SSR ne serait plus viable. Aujourd’hui, nous avons des studios dans toutes les régions du pays. En outre, nous disposons d’un certain nombre de bureaux régionaux. C’est précisément ce réseau étroit de représentations sur le terrain qui constitue l’ADN de l’entreprise. Un dispositif très coûteux qui ne serait plus supportable si la SSR devait être redimensionnée comme le proposent les auteurs de l’initiative. Cette réduction aurait des conséquences directes dans toutes les régions du pays. Deuxièmement, les conséquences pour l’emploi. 55 % des coûts de la SSR sont constitués par la masse salariale. Une réduction de moitié de la SSR aurait un impact équivalent sur le personnel: une réduction de 50 %. Nous parlons de la suppression de milliers d’emplois publics dans tout le pays, alors qu’en Suisse italienne des centaines de salarié.es et de familles seraient touché.es. Et ce n’est pas tout: comme l’a montré une étude commandée en 2016 par BAK Basel, chaque emploi à la SSR crée un emploi dans le secteur privé. Ainsi, en plus des milliers d’emplois qualifiés perdus en interne par notre entreprise, un nombre égal serait perdu en externe. La troisième et dernière conséquence pratique concerne le secteur industriel. La SSR entretient de nombreuses relations avec des producteurs indépendants, des entreprises qui fournissent des technologies de production et des prestataires de services. Tout ce réseau de relations serait gravement affaibli en cas de «oui» à l’initiative. Un réseau qui vaut des centaines de millions de francs. En bref, c’est toute l’économie du pays qui serait affectée.»

Pouvez-vous fournir des chiffres sur le budget qui serait perdu?

«Si l’on prend en compte la redevance de 200 francs des particuliers, l’exonération des entreprises, les médias privés titulaires d’une concession fédérale dont la quote-part sera maintenue et la réduction des recettes publicitaires, on arrive à une coupe budgétaire d’environ 50 %. Ce qui représente de 500 à 700 millions de francs en moins.»

Et d’un point de vue structurel? Quelles conséquences y aurait-il?

«Nous ne serions pas en mesure de garantir le même nombre de productions locales. La création et la diffusion de trois programmes d’informations par jour dans trois langues différentes avec des exigences et des caractéristiques différentes seraient en danger. Il en va de même pour les émissions sportives, les films ou les reportages produits dans les régions. On en revient donc à l’esprit même de cette nouvelle initiative: il ne s’agit pas de simples économies, mais d’un changement profond de modèle. Prenons l’exemple de la Suisse italienne: elle contribue aujourd’hui à hauteur de 5 % au financement de la SSR, mais grâce à la clé de répartition reçoit 20 % du budget total. Demain, en cas de «oui» à l’initiative, les volumes réels seraient proportionnellement réduits. Nous devrions donc réduire la RSI d’au moins la moitié.»

Selon les auteurs de l’initiative, la SSR va au-delà de sa mission de service public, notamment en ligne. Cette critique est-elle acceptable?

«Non, ce n’est pas acceptable. Et je le rejette catégoriquement. La SSR respecte précisément la Concession et est constamment contrôlée. Je rappelle que notre présence en ligne actuelle est le résultat d’une décision du Conseil fédéral, précédée d’une longue négociation entre les médias privés et la SSR: cette décision stipule que la SSR ne peut pas gagner de l’argent en ligne, mais peut développer des médias numériques afin de continuer à toucher tous les publics, selon des règles précises. Mais aujourd’hui, cette décision est remise en cause par certains groupes, malgré nos efforts d’autolimitation pour mieux démarquer l’offre en ligne de la SSR des médias privés. Nous allons même en la matière au-delà de l’accord conclu.»

Vu les malentendus qui entourent la signification du service public, seriez-vous prêt à entamer une nouvelle discussion avec toutes les parties concernées?

«Nous pourrions certainement reprendre toute la discussion depuis le début. Ainsi, la SSR pourrait également adapter son modèle économique au numérique. Le modèle historique sur lequel repose le service public se compose de 75 % de recettes issues de la redevance et de 25 % de recettes publicitaires. Un modèle qui a bien fonctionné dans un contexte exclusivement «broadcast». Aujourd’hui, cependant, le public migre de plus en plus vers le numérique. Mais la SSR, en raison de l’accord que j’ai mentionné plus haut, ne peut pas suivre ce nouveau public et faire de la publicité sur les nouveaux supports. C’est pourquoi notre modèle économique grince et nous oblige à faire des économies constantes. En définitive, il est anachronique et faux de penser que si la SSR se porte mal, alors les groupes privés se portent mieux. En effet, la concurrence ne vient pas seulement de Suisse: elle est mondiale. Nous devrions donc rechercher des accords entre les secteurs public et privé, afin de résister à la concurrence internationale.»

Au-delà des milieux politiques, le sens du service public ne devrait-il pas faire encore une fois l’objet d’un débat avec les citoyens?

«Oui, c’est essentiel. Entre 2017 et 2018, le plus grand débat en Europe sur le rôle du service public a eu lieu en Suisse. De nombreuses personnalités sont venues de l’étranger pour assister aux débats. Pourtant, ce débat avec ses termes et ses concepts spécifiques n’est pas clos. Nous devons constamment remettre la question sur la table afin d’expliquer les objectifs du service public et les attentes envers lui. Répéter encore une fois que sa mission est utile. A mon avis, il a trois fonctions fondamentales, trois piliers: informer, ce qui est central dans un pays qui pratique la démocratie directe; unir la société dans un monde de plus en plus fragmenté; investir dans la culture et l’encourager. La Suisse a la chance d’être composée de nombreuses cultures. Il est nécessaire de les maintenir en vie, même lorsque le marché échoue ou n’y trouve aucun intérêt. En général, nous constatons une forte relation émotionnelle entre la population et le service public. Mais cela ne signifie pas que nous sommes à l’abri de la réduction de la redevance. C’est pourquoi la discussion doit toujours être renouvelée et encouragée.»

Mais est-il vrai que les jeunes ne regardent plus la télévision?

«Il ne faut pas confondre la télévision dite classique, celle que l’on trouve dans le salon, avec les contenus audiovisuels. Il est évident que l’écran de télévision domestique est moins utilisé que par le passé. Mais tout simplement parce qu’aujourd’hui le support est fragmenté, on regarde des contenus audiovisuels sur les téléphones portables, les tablettes et les ordinateurs. Cela ne signifie pas que les jeunes ne regardent plus ce que nous faisons. Au contraire, c’est l’inverse qui est vrai: les jeunes consomment plus de télévision précisément parce qu’il.elles disposent de beaucoup plus de supports technologiques. La SSR a besoin de la redevance non pas tant pour la diffusion que pour la production de programmes. Des programmes qui soient également appréciés des jeunes qui consomment les offres les plus variées. Il est essentiel de les atteindre via tous les canaux de diffusion.»

C’est également dans ce but que Play Suisse a été lancée il y a un an et demi. La plateforme a-t-elle atteint son objectif?

«Dix-huit mois après le lancement, nous avons dépassé le demi-million d’abonné.es. Et il est intéressant de noter que 47 % des contenus visionnés par les utilisateur.trices proviennent d’autres régions que la leur. Dans le catalogue de Play Suisse, par exemple, on trouve environ 500 productions de la RSI sous-titrées en allemand, en français et souvent en romanche. La plateforme est donc l’expression de la légitimité de la SSR dans la sphère numérique: elle a permis de jeter des ponts entre les quatre coins de la Suisse.»

Le sujet des droits sportifs fait toujours l’objet d’un grand débat. Récemment, vous avez perdu ceux de la transmission du hockey suisse. En bref, l’offre de la SSR s’est réduite au fil des ans. Un problème de plus?

«La SSR a perdu deux choses sur plus de cent. Jusqu’à présent, nous avions tout, parce que le marché suisse était très réduit et qu’il n’y avait pas de réel intérêt de l’étranger à investir chez nous. Aujourd’hui, deux «game changers» viennent bouleverser la donne: UPC Sunrise et Swisscom, qui ont décidé d’acheter des droits sportifs pour vendre des abonnements téléphoniques ou informatiques. Conséquence? Une forte augmentation des prix. De notre côté, pour respecter le budget, nous ne pouvions pas être compétitifs sur tout. Et nous avons perdu la Ligue des champions et le hockey. Cela s’arrête là; nous n’avons rien perdu d’autre. A tel point que si l’on comparait les émissions sportives en Europe, l’offre de la SSR devancerait largement celle des autres médias publics européens. Quant au hockey, nous n’étions pas prêts à l’emporter à n’importe quel prix. Plus précisément, la Ligue a décidé de vendre l’intégralité de ses droits à UPC Sunrise. Une décision légitime, bien sûr. Par la suite, UPC a signé un accord avec le groupe CHMedia: il a repris 20 % des parts et cédé l’exclusivité du hockey à la Suisse alémanique. Nous, en tant que SSR, ne pouvons pas raisonner en ces termes. Si nous achetons des droits, nous le faisons pour toute la Suisse.»

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