Gilles Marchand

Disruptions médiatiques, prison digitale et invitation au voyage

–Pour une version condensée des arguments présentés ici, voir cet article publié le 5 mars 2020 dans Le Temps: «Disruptions médiatiques, prison digitale et invitation au voyage»

 

 

Au cœur de la société numérique dont ils sont autant les acteurs que les objets, les médias traversent des bouleversements majeurs, probablement sans précédent. Sont directement concernés par ce grand brassage: les usages, les attentes, les pratiques… et donc les audiences; les accès, la distribution, le reach… et donc l’empreinte; les modes de production, les outils, les processus de travail… et donc les savoir-faire; les concurrences avec l’émergence de nouveaux acteurs souvent extérieurs à la branche (télécom, géants digitaux)… et donc les rapports de force; les financements avec notamment le transfert et la baisse des investissements pub… et donc les modèles d’affaire (privés comme publics).

Intelligences artificielles et médiatiques
Finalement, tout cela questionne la capacité de production originale, aussi bien dans le domaine de l’information que dans celui de la culture au sens le plus large… et donc la légitimité. Est-il encore légitime de payer pour de l’information, pour un journal, d’acheter le menu complet des médias généralistes, de payer une redevance qui, en Suisse, correspond à une production en quatre langues, mais dont chaque citoyen.ne n’utilise principalement qu’une seule?

Le bouleversement est sans précédent et frappe de plein fouet tous les médias, écrits comme audio ou audiovisuels ou encore digitaux, et publics comme privés. Il frappe de plein fouet et très vite. Dans ce contexte, le développement de technologies, la numérisation, et plus spécifiquement les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle provoquent d’innombrables effets, très fondamentaux comme très concrets.

Nouveaux outils, nouveaux contenus… et le robot Lena
L’émergence rapide de nouveaux outils apporte de nouvelles perspectives. Par exemple, toute une série de travaux journalistiques de base sont «sous-traitables» à des machines et devraient permettre de concentrer les compétences humaines sur de la valeur ajoutée.

Typiquement, le travail de rédaction des résultats, sportifs ou électoraux, peut être confié à des systèmes de production automatiques, la contribution des journalistes étant plus utile sur le commentaire, l’analyse ou l’animation de débats. Le robot Lena travaille déjà pour la SSR et l’ATS. Il propose la production de courts textes, dans les quatre langues nationales. Il a été testé avec succès lors des dernières élections fédérales.

Expériences immersives, data journalisme et addictions diverses
Autre exemple, les systèmes de captation de plus en plus sophistiqués, qui permettent aux utilisateurs de choisir les caméras et les angles d’un match ou d’un spectacle. Ce qui met complètement en cause la narration et la réalisation. Ces caméras se miniaturisent, volent toutes seules, et offrent des perspectives totalement nouvelles. Elles se complètent d’images de synthèse, de réalité augmentée, dont la qualité grandit chaque jour. A tel point que l’on ne regarde plus une captation, on vit une expérience en immersion…

Il y a aussi l’univers infini du data journalisme, qui consiste à exploiter des données traitées, compilées, agrégées, pour en tirer ici des hypothèses, là des conclusions, mais toujours des story. Là, la puissance de calcul des machines est plus utile que la capacité d’investigation des journalistes.

Il y a encore le travail des auteurs dans le domaine de la fiction. Toutes sortes de systèmes d’observation et de systèmes prédictifs sont utilisés pour scénariser les séries et créer des phénomènes addictifs entre deux épisodes.

Dans le domaine plus technique, cela fait bien longtemps que les décors se virtualisent, et plus seulement les décors des studios, mais toute une production, environnements naturels y compris. Et arrivent maintenant ce que l’on appelle des «deep fake», c’est-à-dire des technologies de reconstitution, notamment labiales, qui mettent dans la bouche de responsables politiques ou de journalistes des propos qu’ils n’ont jamais tenus…

Les nouvelles frontières et la question de confiance
Quel est le point commun de tout cela? D’abord l’émergence rapide de nouveaux métiers, qui mettent en cause les savoir-faire. Et c’est parfois douloureux. Ensuite, le développement d’une confusion grandissante entre le réel et le reconstruit. Cela interpelle la relation aux médias, une relation souvent intime, subtile, faite d’un vécu partagé et d’une confiance. Cette relation est fragilisée, et avec elle tout le secteur des médias.

Une chose est certaine. Dans ce contexte très difficile, les frontières rigides entre domaines thématiques ou vecteurs tendent à disparaître. L’audio, la vidéo, le texte, tout cela se mélange plus ou moins heureusement. Ce qui reste décisif dans ce développement vertigineux, c’est la solidité de la marque, qu’il s’agisse d’un journal, d’une émission, d’une chaîne ou même d’un journaliste, la clé est la confiance et elle n’est pas coulée dans le bronze.

L’autre aspect clé, c’est la capacité de production originale de contenus. La société numérique est celle du ré-usage infini. Il faut quelque part une première production, une première création. Le financement public doit bien sûr s’y consacrer.

La découvrabilité d’abord!
L’enjeu, comme le disent joliment les Canadiens, c’est la découvrabilité. C’est très bien de produire des contenus, mais cela ne sert à rien s’ils ne sont pas repérés par le public. Ce qui est de plus en plus compliqué dans le prodigieux foisonnement d’offres en tous genres. Et là, le temps de la mise à disposition linéaire des contenus, programmes de télévision, de radio, ou pages de journaux et magazines, est complètement révolu. Les nouvelles technologies d’accès ont alors rendu deux services incontournables.

Il y a d’abord la personnalisation. Autrement dit la consultation à la carte des contenus, en lieux et temps adaptés à chaque usage personnel. La TSR a commencé à proposer des programmes de télévision sur Internet au tournant des années 2000. Aujourd’hui, il est impensable, pour n’importe quelle production, de ne pas être disponible à la demande, après ou même avant sa diffusion broadcast. Et le public est au rendez-vous, les progressions des consultations en ligne suivent des courbes ascendantes, à deux chiffres, année après année.

Du «one to all» au «one to one»
Mais en même temps, cette consultation à la carte, différée, essentielle pour nos audiences, détruit les modèles d’affaire des médias. Car elle affaiblit les performances publicitaires qui reposent encore, en télévision, sur la pénétration et la part de marché. La publicité migre sur les plateformes digitales. La logique est différente, on est passé du «one to all» au «one to one». Mais le problème est que dans ce mouvement, la valorisation de la publicité s’effrite. 100 francs de pub tv peuvent devenir moins de 50 francs de pub digitale dans les budgets des annonceurs. En plus, ces nouvelles audiences sont très difficiles à consolider dans un marché si fragmenté.

Dans le monde du broadcast, la performance se base sur les contacts et la durée. Dans le monde digital, on ne mesure (et encore…) que le contact, sans bien savoir s’il est humain ou s’il s’agit d’une machine. On ne peut donc pas cumuler les deux mondes. Ce qui affaiblit massivement les performances publicitaires. Et comme en plus le service public suisse n’est pas autorisé à commercialiser ses excellentes performances digitales, c’est son modèle de financement lui-même (redevance et pub) que l’usage personnalisé des médias met en jeu.

Qui recommande… commande!
Le deuxième grand service, beaucoup plus puissant, c’est celui de la recommandation. Le média adresse directement une proposition individuelle de contenu, basée sur l’observation des usages précédents ou sur l’analyse fine des données personnelles déposées par les utilisateurs. Ces données permettent de définir des profils d’intérêt, d’appétence. On croise d’ailleurs souvent les usages et les profils. Ces métadonnées sont consolidées, traitées par des systèmes aux puissances de calcul phénoménales. Et les résultats permettent d’augmenter de manière très importante la pertinence des contacts entre un contenu et un public.

Lê Nguyên Hoang, qui travaille à l’EPFL, récemment interviewé dans Le Temps, apporte ici un éclairage intéressant, sachant par exemple que le seul Youtube compte 2Mia d’utilisateurs et accueille 500 nouvelles heures de vidéos chaque minute: «Chaque jour, plus d’un milliard d’heures de vidéos sont visionnées sur cette plateforme et 70 % […] sont le résultat de recommandations. A travers sa base de données monstrueuse, l’intelligence artificielle de Youtube peut tout dire et profondément influencer nos croyances. Elle peut ainsi véhiculer des informations de qualité comme totalement erronées. Pire, elle peut faire le jeu de théories conspirationnistes virales, ou représenter de possibles fenêtres de radicalisation. Dans ce sens, ses possibles effets secondaires sont extrêmement préoccupants».

Non à la prison digitale
On l’a bien compris, mal utilisés, ces algorithmes présentent un risque majeur d’enfermement, de bulle. Le public est enfermé dans un petit univers de goûts et d’intérêts, de convictions et de pratiques. Il n’en sort plus. Car au-delà des médias, toutes les pratiques et attitudes individuelles sont tracées et consolidées. L’aléatoire, l’imprévu, la curiosité s’effacent. Le monde se rétrécit et avec lui la qualité du débat de société, l’art du vivre-ensemble et le respect de l’altérité. Ici, le service public a une responsabilité particulière. Celle de mettre ce développement technologique le plus possible au service d’un mandat public. Et ce mandat n’est en rien l’enfermement. Au contraire, ce mandat est celui de la création originale, de l’intégration, de la cohésion.

C’est dans cet esprit que la SSR va tenter une nouvelle expérience, très innovante, cet automne avec le lancement d’une nouvelle plateforme pour tenter de contribuer à rassembler le puzzle suisse, dont la diversité est la richesse. La SSR invitera à un nouveau voyage en Suisse, grâce aux possibilités digitales. Le passeport pour ce voyage est simple, gratuit, sécurisé. Il suffit de s’inscrire et de choisir sa langue. Ensuite, des films, des séries, des reportages, des documentaires, récents ou plus anciens, en provenance de toutes les régions suisses, sont proposés à la découverte, de Lugano à Lucerne, en passant par Saint-Gall, Genève, Lausanne, Zurich, Bâle, Coire ou Berne. Les contenus ne seront plus proposés par langue ou par région mais par thèmes et genres. Les sous-titrages ou les doublages dans les langues nationales donneront accès à tout, facilement.

Grâce à un accès personnalisé, les paramètres personnels des utilisateurs, tels que la langue et les sous-titres, seront soigneusement conservés et protégés. Il sera également possible d’accéder à tous les contenus sur tous les appareils. L’épisode de «Wilder» ou de «Hélvética», commencé dans le train en allant au travail, pourra être repris sans problème sur un écran plus grand le soir à la maison. Il n’y a pas de risque pour la sécurité. L’offre sera gratuite pour l’utilisateur. Ses données personnelles ne seront pas commercialisées ni partagées.

Vive l’aléatoire et la curiosité
Et l’aléatoire, la curiosité seront garantis par la mise en valeur de contenus issus de toutes les régions linguistiques et donc pour la plupart inédits dans les autres régions. C’est une nouvelle expérience suisse, une nouvelle dimension, grâce au numérique, mise vraiment au service d’une ambition culturelle, celle du vivre-ensemble, de la coexistence et de la découverte.

C’est une réponse suisse pour les Suisses, dans ce monde hyperconnecté… mais déconnecté de la vie des gens. Le multiculturalisme est un mythe souvent convoqué en Suisse. Tel ne sera plus le cas ici.

 

Gilles Marchand
Directeur général SRG SSR

 

 

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